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Fenêtres sur le passé

1879

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La pêche à la ligne

Source : Le Petit Brestois juin 1879

 

La pêche à la ligne

 

La majeure partie des citadins ignore l’existence d’une corporation, j'ajouterai même de franc-maçonnerie,

de pécheurs à la ligne.

 

Quelques personnes habituées à tout railler, hausseront les épaules de pitié, élèveront leurs deux mains vers le ciel,

et s'écrieront :

Est-ce que c'est possible ?

Brest serait-il affligé d'une pareille infirmité ? 

Mais nous n'avons ni rivières, ni fleuves. 

Est-ce que la Penfeld peut être assez ambitieuse pour briguer la dénomination de rivière ?

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Où les prendrez-vous vos poissons fantastiques ?

 

C'est le comble du déraisonnement.

 

Eh bien ! C'est ce qui vous trompe.

 

Ce ne sont pas seulement les fleuves et les rivières aussi larges

et aussi profondes que le Rhin majestueux ou la Loire limoneuse

qui nourrissent les poissons

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A défaut de fleuves et de rivières, nous possédons de charmants ruisselets qui trottinent et gazouillent doucement

et allègrement sous le gazon de nos prairies, ombragées par des saules et des osiers flexibles

qui laissent tremper leur longue et abondante chevelure dans ces eaux courantes d'une limpidité

et d'une fraîcheur éternelle.

 

Nous possédons des cascades qui roulent de rochers en rochers, et font tourner des multitudes de petits moulins dont les enfants s’amusent à voir manœuvrer les roues puissantes.

 

Les truites, les anguilles, les carpes lascives et pâmées habitent au fond de ces ruisseaux, viennent à la surface gambader et croquer le perfide appât que le pêcheur offre à leur gourmandise.

 

Aujourd'hui, le soleil paraît brouillé avec le Finistère ;

de gros nuages s'amassent sur le bord de l'horizon assombri, mais laissez arriver ces beaux jours d'été,

profitez d'une matinée fraîche et souriante alors que les vapeurs encore bleues environnent la cime du Menez-Hom, et allez rêver du côté de Pont-Cabioc et de l’étang au Chien pour gagner un peu d'appétit,

vous prendrez les pêcheurs en flagrant délit de cette monomanie innocente, pourvus d'un arsenal complet,

coiffés de chapeaux de paille invraisemblables, portant sur le dos le panier d'osier,

ce garde-manger de la pêche ;

on les voit longer cauteleusement les bords des ruisseaux, se frayer un passage à travers les rideaux d'arbres penchés, ils étouffent leurs pas, se glissent sans mot dire, car le silence est la vertu théologale du pêcheur,

dans l'herbe de la prairie, et l'œil tendu, le cou allongé, se dissimulant derrière le feuillage,

ils cherchent à découvrir le fretin qui ne soupçonne pas un effroyable voisinage, puis ils amorcent leurs lignes,

la font sautiller à la surface de l'eau si c'est une ligne flottante ;

on la laisse reposer sous l'eau, si c'est une ligne de fond.

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Alors la bataille s'engage ;

il faut lutter de ruse avec le poisson qui a ses instincts,

son intelligence pour se défendre ;

le poisson évite les pièges qu'on leur tend, mais souvent la voracité l'emporte chez lui sur la prudence, et victime d'une passion désordonnée pour l'appât qui l'attire et le fascine, il croque le ver,

et bientôt va rejoindre, dans la poêle où il rissolera,

les mânes de ses infortunés parents.

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Celui qui pêche à la ligne de fond est en général un penseur et un songeur.

 

Pendant que le flotteur danse sur l'onde brillante, il s'abandonne à de douces rêveries, s'allonge sur l'herbe si molle, ou se console de son inactivité en roulant une cigarette ou en culottant une pipe ;

mais nous ferons observer que ces pêcheurs ont une préférence pour la pipe,

qui convient davantage à la solennelle gravité de leurs fonctions et au sacerdoce qu'ils exercent.

 

Mais sitôt que le bouchon a plongé, il tressaille, ses yeux s'allument, brillent, il ressent une émotion puissante,

la ligne tremble dans sa main, et cette émotion, qu'il ne peut maîtriser, atteint son maximum d'intensité

lorsqu'il voit se débattre et palpiter parmi l'herbe le poisson désormais captif et destiné à l'immolation.

 

Beaucoup de gens assurément se moquent de ces plaisirs champêtres, dénigrent l'accoutrement du pêcheur,

font des gorges chaudes de cette manie qui le possède ;

mais ces critiques, parfois spirituelles et si souvent imbéciles ne guérissent jamais les hommes ;

de ce qu'on appelle une maladie, et d'année en année la corporation des pêcheurs brestois

recrute de nouveaux fidèles, des prosélytes ardents qui les accompagnent dans leurs pérégrinations

afin de s'initier au secret de ce grand art.

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Rien n'est plus favorable cependant à la rêverie,

et ne développe l'imagination comme la pêche à la ligne.

 

La fille du logis, comme disait un philosophe,

vagabonde librement à travers prés et prairies.

 

Les poètes raffolent de ce divertissement ;

ils aiment la solitude de la campagne, et s'entretiennent avec eux-mêmes, descendent dans les profondeurs de leurs pensées.

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Les amoureux dans ces longues heures accordées au silence ou à la méditation se forgent mille chimères,

se bercent de rêves consolants, et les poètes trouvent un hémistiche heureux, une pensée exquise ou ingénieuse.

 

D'autres enfin se livrent à ce délassement pour se reposer de leurs fatigues et de leurs labeurs,

et rencontrent dans cette nature si tranquille un remède rafraîchissant aux fièvres brûlantes dont ils sont tourmentés, et aux inquiétudes dont ils sont poursuivis.

 

Les cerveaux vieux et vides, usés jusqu'à la corde ne sauront jamais s'accommoder de ces plaisirs pacifiques ;

ils ne peuvent vivre en tête à tête avec leurs sottes personnes ;

sortez-les de leur cercle où ils pérorent, tirez-les du tourbillon des affaires qui accapare leur activité, ils sont dépaysés, sont ennuyés d'eux-mêmes, et partant incapables de donner un quart d'heure de leur vie à la réflexion sérieuse,

et vous les entendrez répéter sans cesse cette phrase de je ne sais quel humoriste :

« La ligne est un engin qui commence par un imbécile et fini par une bête ».

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ou de la palette étaient passionnés pour ce grand art et s'enorgueillissaient de cette passion,

si l'on vous confiait que Rossini composa en péchant à la ligne le duo de Guillaume Tell,

peut-être renonceriez-vous à émettre des jugements précipités et consentiriez-vous à reconnaître

qu'on peut être à la fois pêcheur et homme d'esprit.

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O gens inconscients de la science piscatoriale, comment pouvez-vous vous déterminer à nous débiter de pareilles niaiseries.

 

Mais si l'on vous énumérait toute la litanie des dévots de ce culte,

peut-être ce catalogue modifierait-il singulièrement votre opinion.

 

Si on vous racontait que Meissonnier, le peintre, qu'Ambroise Thomas, l'auteur de délicieux opéras comme le Caïd et Mignon,

qu'Alphonse Karr, que des peintres, des artistes de la plume

La pêche à la ligne, mais elle dispose à toutes sortes de vertus ;

elle devrait entreг dans les programmes de notre éducation ;

elle amortit la fougue des passions, distrait les imaginations des idées fixes ; elle commande le silence et la discrétion.

 

Disposez donc vos femmes au goût de la pêche, adjurez-les de temps en temps d'adopter ce passe-temps car,

outre qu'il accroîtra nos ressources culinaires, il conjurera les terribles effets de cette maladie singulière la garrulité, qui est particulière à ce sexe aimable et loquace.

 

Au point de vue de l'hygiène, quels avantages considérables découlent de cet exercice !

 

On respire un air pur, sain, on surexcite par l'émotion les forces morales,

le spectacle de la nature est propre à procurer la santé du corps et de l'esprit.

 

Mais nous serions inexactes si nous oublions les repas champêtres que prennent nos pêcheurs.

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et tout naturellement se racontent leurs bonnes fortunes :

les uns ont raté une carpe monstrueuse, elle datait du moyen-âge ;

l'autre a déniché un endroit superbe, une vraie mine à exploiter, il a noté à tel tournant un essaim d'anguilles,

et les plaisanteries se croisent, se répondent ;

on dévore avec un appétit merveilleux, et la causerie est l'assaisonnement de ce repas.

 

Mais hélas ! Si le nombre des pêcheurs s'accroît, celui des poissons diminue !

 

Les pêcheurs reviennent souvent bredouille, ils se plaignent des maléfices de concurrents déloyaux ;

les ruisseaux sont emprisonnés, empoisonnés, aromatisés.

 

Les meuniers barrent le courant avec des filets, et détruisent systématiquement le poisson.

 

La pêche à la ligne est pourtant réglementée ;

mais nous croyons que l'application des lois sur la pêche est négligée,

les gardes champêtres et agents de l’autorité feraient bien de surveiller un peu les agissements des dévastateurs

et d'empêcher qu'on ne dépeuplât les rivières,

car s'il en était ainsi, dans quelques années, il n'y aura plus de poissons et partant plus de pêcheurs.

 

C. P.

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Ce sont des mangeurs intrépides.

 

Ils ont pris garde le matin de recommander à leurs ménagères

de bourrer leurs paniers, et alors ils dressent le couvert en plein champ ou s'en vont dans quelques fermes voisines manger

leur soupe traditionnelle : une soupe à l'oignon

dont le fumet fait venir l'eau à la bouche ;

ils l'arrosent de quelques bonnes bouteilles de vin vieux,

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