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Fenêtres sur le passé

1879

​

La fête des morts

Source Le Petit Brestois novembre 1879

 

La Fête des Morts

 

C'est à cette époque où la nature se dépouille de sa parure, où le monde épuisé ne nous présente plus,

de quelque côté que nous tournions nos regards, que l'image du deuil et de la désolation,

que nous avons coutume de célébrer la fête des morts.

 

À cette époque de l'année, plus rien ne chante sous les airs, les oiseaux ne chuchotent plus,

les ruisselets ne babillent plus, la vie se flétrit et se retire de l'univers ;

le soleil, cette source de vie et de lumière, dont notre vie à nous n'est qu'une émanation,

après avoir accompli son œuvre de fécondité, noyé dans les brumes, pâlit, s'obscurcit,

et menace de replonger la nature dans le chaos primitif.

 

La sève comme épuisée se glace et s'engourdit dans le souffle mordant des aquilons déchaînés,

et le deuil de cette nature crépusculaire qui graduellement s'éteint et s'ensevelit dans le sommeil,

correspond merveilleusement aux secrètes douleurs qui oppressent et assiègent continuellement

le cœur de l'homme, confond la vanité de ses espérances, le fait descendre de ce piédestal sur lequel il s'exhaussait, et lui laisse entendre que, sous le soleil, toute œuvre humaine est de sa nature fragile et périssable,

et que rien n'est fixe, durable et solide que les lois éternelles qui président aux évolutions de ce monde.

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Pénétrons dans ces vastes cités des morts, dans lesquelles s'entassent

les générations, où se coudoient les hommes de conditions les plus diverses.

 

Parfois un souffle léger et mystérieux passe en soupirant dans les cyprès funèbres dont il caresse et fait frissonner le lugubre feuillage.

 

Je ne sais quelle tristesse morne vous envahit, quelle inquiétude

dont on ne peut se défendre pèse douloureusement sur le cœur.

 

Nous étouffons le bruit de nos pas, nous adoucissons et nous voilons

l'éclat de notre voix, tant nous appréhendons de réveiller

ces ombres muettes qui peuplent la cité et nous semblent flotter dans l'air, tant nous craignons de rencontrer près d'une fosse béante le mot

de cette énigme de la mort dont il nous sera aussi donné un jour

de déchiffrer et de pénétrer le sens ténébreux,

car ainsi que l'a dit un poète oriental :

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« Ils sont morts ceux qui ont vu l'aurore d'hier, nous la voyons aujourd'hui,

ceux-là mourront qui verront l'aurore de demain. »

 

C'est en vain que les hommes ont essayé de couvrir la nudité du néant, d'enguirlander le spectre,

de maintenir dans cet empire où la mort a nivelé tous les états, l'inégalité des conditions sociales,

de décorer d'inscriptions, d'épitaphes superbes, d’emblèmes touchants les édifices funéraires,

de multiplier les mausolées, les urnes brisées qui se penchent, les statues qui pleurent,

hélas ! ces ornements et ces emblèmes superflus par lesquels nous voudrions puérilement déguiser notre vanité

ne font que l’immortaliser et l'étaler davantage ;

ils racontent éloquemment notre imperfection et font éclater le néant dans toute son horreur,

et malgré toutes les précautions que nous prenons pour nous étourdir et pour apaiser nos appréhensions,

à chaque heure, à chaque instant se dresse devant nous cette interrogation,

ce désespérant problème que les philosophes se fatiguent à vouloir résoudre depuis des siècles :

Qu'est-ce que la vie ?

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est condamnée comme toutes les autres créatures à déchirer son enveloppe de matière et à rentrer

après ses tribulations et ses épreuves dans le vaste et insondable torrent de la circulation universelle.

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Nous aurions beau protester contre cette loi inexorable, contre cette destinée qui nous écrase,

elle nous enveloppe de tous côtés et ne fait grâce ni à la beauté, ni à la jeunesse, ni au génie ;

la terre est jonchée de ruines, de cadavres, d'empires, d'ossements qui blanchissent, contre lesquels nous trébuchons.

 

À mesure que nous grisonnons et que nos tempes s'argentent de cheveux blancs,

nous voyons s'évanouir et disparaître un à un nos parents, s'éclaircir le nombre de nos amis

et de tous ceux auxquels nous étions attachés par des liens d'affection qui se sont brisés,

et, désenchantés, nous nous asseyons, tristes, mornes, dans cette solitude que la mort fait autour de nous,

repliés sur nous-mêmes au bord de ces tombeaux qui engloutissent quelquefois tant d'espérances.

 

Nous nous demandons toujours pourquoi la terre dévore ses enfants, pourquoi la mort, armée de sa faux impitoyable, moissonne tant d'existences, pourquoi tant d'êtres ravagés dans leurs fleurs,

pourquoi tant de fleurs séchées sur leur tige encore frêle, pourquoi tant d'espérances frustrées,

pourquoi l'homme est-il ce roseau dont les vents divers qui l'agitent tirent des sons plaintifs ?

​

Et d'où vient que l'homme, cette créature raisonnable,

qui commande à la création, qui domestique les forces physiques

en les asservissant à sa volonté en les disciplinant,

en les accommodant à son usage,

d'où vient que l'homme est impuissant à supprimer la mort ?

 

D'où vient que cette âme si belle, si fière, si insatiable de vie

et de lumière, qui s'élance si joyeusement à la conquête du monde,

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Notre vie se passe à deviner cette énigme qui nous irrite,

nous tourmente, nous serre le cœur,

meurtri déjà par l'expérience et par les épines de la vie,

et nous entassons hypothèses sur hypothèses ;

bientôt, à notre tour, nos forces s'épuisent,

notre organisme se déconcerte, nos facultés s'amollissent,

nous chancelons et nous redisons ces mots :

la vie n'est que le rêve d'une ombre ;

la mort c'est un bien pour tous les hommes,

elle est la nuit de ce jour inquiet qu'on appelle la vie.

​

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Pour les uns, c'est l’espérance de ceux qui n'en ont plus ;

pour les autres, c'est le soir d'un beau jour.

 

Lorsque le glas du 2 novembre résonne si mélancoliquement, les foules recueillies accourent au cimetière

en pleurant et passent et repassent auprès de ces tombes aussi serrées et aussi nombreuses

que les feuilles tourbillonnantes d'automne ;

mais ces gémissements ni ces pleurs ne parviennent pas à ranimer ce qui n'est plus.

 

Quel contraste que celui de la vie bruyante et inquiète qui emplit pour un instant cette nécropole,

avec ce sommeil pesant dans lequel sont plongés ceux que nous regrettons,

et comme rien n'est plus propre à apprendre à vivre que le spectacle de cet anéantissement.

 

La vie n'est pas grand-chose par elle-même, et son prix ne dépend que de son emploi.

 

Peu importe en effet que nous connaissions le but de la création et que nous en soyons réduits à construire

et à échafauder de stériles raisonnements pour expliquer le problème insoluble de notre origine.

 

Notre vie ne nous appartient pas, et nous ne pouvons en disposer selon le gré de nos caprices et de nos fantaisies ; les sceptiques découragés nous prêchent l'impassibilité et l'inertie ;

les Épicuriens assaisonnent l'existence de voluptés, vivent grassement et se couronnent de fleurs

devant leurs tables chargées de mets qui réjouissent leur palais.

​

Les matérialistes ne voient dans la mort que la désorganisation animale,

la décomposition d'éléments physiques et chimiques accaparés au profit d'une existence individuelle.

 

Les spiritualistes sensibles au progrès accompli par l'humanité, et gardant au fond du cœur

ces épouvantements que leur occasionne un si redoutable problème hérissé de tant d'inconnus ;

pensent avec juste raison que nous avons des devoirs à remplir, que l'homme a pour mission de faire fructifier

les notions de justice et de fraternité universelle, et qu'il ne nous est pas permis de dissiper et de gaspiller

avec trop de prodigalité l'héritage que nous ont légué tant de civilisations disparues,

et ces philosophes retrouvent leur sérénité et s'avancent sans défaillir vers la lumière et la vérité.

​

Si l'homme est sujet au changement, si les peuples et

les générations vieillissent, s'écroulent,

l'humanité est immortelle comme le monde, elle dure sans s'user, persiste sans s'altérer ni décroître, rajeunit et se transforme,

elle rayonne sans cesse sur cette terre encombrée de débris ; cette vie universelle que nous aspirons,

qui nous consume en renouvelant nos forces,

survit à la destruction et au néant, elle nous pénètre

et nous enveloppe, et nous impose des devoirs

que nous ne devons pas déserter.

 

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Cette idée de la fête des morts est bien antérieure au christianisme.

 

Les Druides la célébraient les 1 et 2 novembre.

 

Nuit pleine de mystères, nous dit Henri Martin (*), et que le glas des morts annonce

à tous les peuples catholiques oublieux de cette antique commémoration.

  

Dans les croyances antiques, on voyait les juges des morts de l'année s'assembler,

s'asseoir sur le tribunal pour juger les morts de l'année.

 

Les âmes doivent aller le trouver au fond de l'Occident.

 

Alourdies par quelque reste de l'enveloppe mortelle, elles ne franchissent pas les mers sans secours.

 

À l'extrémité du continent, en face de l'île sainte et des neuf seines aux pieds des gigantesques promontoires

de Plogoff, s'étend une plage sombre semée d'écueils où la mer se plaint éternellement.

 

C'est là qu'affluent dans la nuit du jugement les âmes qui doivent quitter la grande Gaule.

 

Le peuple de ces côtes, dit Claudien, entend les gémissements des ombres volant avec un léger bruit,

ils voient passer les pâles fantômes des morts.

 

À minuit, les pêcheurs entendent heurter à leurs portes,

ils accourent et trouvent sur la plage des barques inconnues qui font voile vers le couchant.

 

Après leur jugement, les âmes vont dans l'île de Bretagne ou d'Albion,

que le symbolisme druidique appelle Clan-Merlin, tombeau de Merlin.

 

CH . P.

​

(*) Thomas-Henri Martin,

Né le 4 février 1813 à Bellême,

Mort le 9 février 1884 à Rennes,

Helléniste,

Historien des sciences et philosophe spiritualiste français,

Professeur de littérature ancienne

Doyen de la Faculté des lettres

de Rennes.

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