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Fenêtres sur le passé

1879​

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Un honnête enfant de Morlaix

Source : Le Finistère août 1879

 

Un honnête enfant de Morlaix

 

Le National raconte dans les termes suivants une Intéressante histoire qui vient de se dérouler

devant la 9e chambre correctionnelle du tribunal de la Seine :

 

Le petit Bozec a aujourd'hui quinze ans.

 

C'est un enfant du hasard.

 

Son père, il ne l'a jamais connu.

 

Sa mère est une saltimbanque.

 

Abandonné depuis longtemps, il a trouvé moyen de subvenir honnêtement lui-même à ses besoins,

et c'est la première fois, sous une prévention aussi légère que peu établie, qu'il comparait devant un tribunal.

 

Le 2 juillet, en effet, à huit heures du matin, on a arrêté Bozec, à la Halle, avec un fruitier établi, nommé Nicolas,

qui aurait volé quatre paniers vides et lui en aurait vendu trois.

 

Mais laissons-le répondre lui-même à M. Beautemps-Beaupré, président de la 9e chambre, qui, le 22 juillet,

lui a fait raconter son histoire ! elle est curieuse et prête à d'utiles réflexions.

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M. le président.

Vous êtes né à Morlaix le 21 juillet 1804 ;

vous avec donc aujourd'hui quinze ans.

Quel est votre père ?

 

Le prévenu.

— Je n'en ai jamais entendu parler.

Aussitôt après ma naissance, on m'a mis à l'hospice de Morlaix,

ensuite en nourrice au Cloître, puis à Plourin,

où je suis resté jusqu'à l'âge de onze ans ;

à cette époque, ma mère est venue me reprendre.

 

M. le président.

— Que faisait avec votre mère ?

 

Le prévenu.

— Elle vivait avec un acrobate ;

alors je suis resté avec eux pendant deux ans, allant d'un côte et d'autre ; un jour ils ont été arrêtés à Savenay,

pour un vol commis dans une église par le saltimbanque ;

alors, me trouvant seul, je suis parti.

 

M. le président.

— Où est votre mère ? Qu'est-elle devenue ?

 

Le prévenu.

— Je ne sais pas, monsieur ; je ne l'ai jamais revue depuis.

 

Le président.

— Où êtes-vous allé, en quittant Savenay ?

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carte-postale-morlaix-45636 (492 x 800).

Le prévenu.

— J'ai d'abord été à Lorient, où je suis resté trois mois, puis à Brest,

où j'ai été porteur de pain chez M. Jouanneau, rue de Kéravel ;

après, j'ai été valet de chambre chez un marchand de fer, M. Gazance, rue de Paris.

 

Après J'ai voyagé.

 

Il y a cinq mois, je suis arrivé à Caen ;

j'avais un petit commerce de papier à lettres, d'images, de petits articles bon marché ;

j'ai resté neuf mois à Caen.

 

M. le président.

— Où logiez-vous ?

 

Le prévenu.

— Chez M. Galby, logeur, rue Saint-Martin.

Au bout de trois mois, je suis reparti pour voyager, et j'étais à Paris depuis dix jours quand on m'a arrêté.

 

M. le président.

— Où avez-vous couché pendant ces dix jours ?

 

Le prévenu.

— La première nuit, rue de Bièvre, 45, dans un garni ;

ensuite, j'ai couché trois nuits à l'Hospitalité, boulevard de Vaugirard ;

ensuite deux nuits, dans un garni près des Halles ;

après, j'ai couché trois nuits dans une laiterie, au Point-du-Jour.

 

M. le président.

— Et comment viviez-vous?

Le prévenu.

— Je vendais du fil, du papier, comme je vous ai dit.

 

M, le président.

— Et ce commerce vous suffisait ?

 

Batien_Lepage_le_petit_colporteur_endorm

Jules Bastien-Lepage

1848-1884

Le Petit Colporteur Endormi

Le prévenu.

Oui, monsieur ; quand on m'a arrêté, j'avais trois francs d'argent et pour une vingtaine de francs de marchandises.

 

Tel est l'interrogatoire à la suite duquel le tribunal renvoya la cause à quinzaine

pour que le parquet pût vérifier les allégations du petit Bozec.

 

Le 12 août, l'affaire revenait donc devant les mêmes juges.

​

Or, tous ceux qui ont employé le prévenu, tous les logeurs chez,

qui il a passé, ont confirmé en tous points l'exactitude de ses déclarations.

 

Le boulanger de Brest, dont il portait le pain, s'est porté garant de sa bonne conduite,

de son ardeur au travail, de sa probité.

 

Le négociant en fers qui l'a eu, un moment, comme valet de chambre, fait de ce malheureux enfant les mêmes éloges.

 

Quant à la mère, elle dit la bonne aventure dans les foires.

 

M. l'avocat, de la République, Gastambide, explique la situation intéressante du prévenu.

 

Nous tenons à reproduire textuellement ses paroles :

 

« Il faut remarquer que, malgré l'abandon où le jeune Bozec se trouve

et malgré la vie errante à laquelle cet abandon l'a condamné, aucune plainte n'a été jusqu'ici portée contre lui.

 

Cet enfant s'est au contraire concilié, dans les villes où il a séjourné,

les sympathies de ceux qui l'ont recueilli et occupé.

 

Ses réponses dans l'instruction dénotent des dispositions qui paraissent rassurantes au point de vue de son avenir.

 

« Dans ces circonstances, je demanderai au tribunal d'épargner au jeune Bozec la mesure,

plus rigoureuse peut-être qu'efficace, du renvoi dans une maison de correction :

de lui laisser continuer, avec, un danger moindre que ne le serait celui d'une première flétrissure,

l'apprentissage d'une liberté dont il n’avait jamais abusé, jusqu'au léger méfait qui l'a amené devant vous.

 

« Je sollicite, en conséquence, un nouveau renvoi à huitaine, dans l'espérance que l'intervention administrative

et peut-être aussi la charité privée, éveillée par la publicité de cette audience,

assureront d'ici là le retour de cet enfant dans son pays.

 

C'est là, en effet, qu'il trouvera le plus aisément les ressources et les moyens d'existence qu'il voudra, je l'espère ne demander qu'au travail, et j'ajoute à l'intérêt légitime qu’il dépend de lui d'inspirer. »

​

Le tribunal a renvoyé la cause à huitaine.

 

Nous serions bien heureux si quelques-uns de nos lecteurs avaient, d'ici-là, répondu au généreux appel de l'honorable organe

du ministère public, et nous nous ferons bien volontiers,

s'ils le désiraient, leur intermédiaire près du petit Bozec.

 

ÉPILOGUE.

 

On a lu il y a huit jours dans le Finistère le compte-rendu

de l'émouvante scène qui s'est produite devant

la 9e Chambre correctionnelle du tribunal de la Seine.

 

Un enfant de 15 ans, le jeune Bozec, né à Morlaix,

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Pelez, Fernand

1848-1913

Le Martyre – Le marchand de violette

fils d'une saltimbanque, et livré seul, dès sa plus tendre enfance aux hasards et aux tentations de la vie errante,

était accusé de complicité dans une affaire de vol, pour avoir acheté à un malfaiteur trois paniers dérobés

sur le carreau des halles centrales.

 

À l'audience, le ministère public retraça la vie de cet enfant :

il résultait de l'enquête que le petit malheureux avait su traverser honnêtement toutes les épreuves.

 

Dans ces conditions, était II possible qu'on lui infligeât en le condamnant une marque d'infamie ?

 

L'honorable avocat de la République demanda aux juges de renvoyer à huitaine le prononcé de leur jugement,

dans l'espoir que, dans l'intervalle, quelque personne charitable viendrait en aide au courageux enfant.

 

Le Temps nous annonce aujourd'hui une bonne nouvelle.

 

Le petit Bozec a été recueilli par un honnête citoyen, qui se charge de son avenir.

 

Voici comment notre confrère apprend à ses lecteurs le dénouement de ce drame plein d'Intérêt :

 

Eh bien ! les bonnes âmes ne manquent pas.

 

Hier, deux protecteurs se disputaient le pauvre délaissé.

 

De plus, une somme de 175 fr. était parvenue pour lui au parquet M. le substitut a fait passer au tribunal

plusieurs lettres dont les signataires offraient de recueillir le prévenu.

 

M. Villedieu, doreur-argenteur, M. Voyer, clerc d'huissier, faisaient mieux :

ils se proposaient de se rattacher par les lions d'une véritable adoption.

 

Ils sont à l'audience, a ajouté le magistrat ;

leurs déclarations prouveront que l'abandonné, en sortant d'ici, trouvera un abri, du travail et,

ce qui est plus précieux encore, une famille.

 

La reconnaissance avec laquelle Bozec a déjà accueilli ces offres, lorsque nous les lui avons communiquées,

nous donne la confiance que la bienfaisance de ses amis inconnus ne sera pas déçue ;

qu'ils pourront faire du petit vagabond un bon travailleur et un homme probe.

 

Bozec l'a compris et le comprendra, je l'espère, chaque jour davantage.

 

Les engagements qu'on prend à cette heure envers lui, en appellent, de sa part, un autre :

celui d'y répondre et de n'oublier jamais le bienfait qui lui rend sa place dans la société.

 

L'enfant, tout attendri, pleurait.

 

M. le substitut a repris.

 

Quant à moi, je suis heureux d'être auprès du tribunal l'intermédiaire des hommes charitables que le sort de cet être a émus.

 

Je suis heureux de leur adresser les éloges et les remerciements de la Justice,

en attendant que le succès de leur tâche vienne leur en apporter la plus douce et la plus précieuse récompense.

 

Entre le clerc d'huissier et le doreur-argenteur, il fallait choisir.

 

C’est pour ce dernier qu'a opté la Justice.

 

Bozec aura, chez M. Villedieu, l'avantage d'apprendre un excellent état.

 

La petite somme recueillie en sa faveur sera déposée à la caisse d'épargne.

 

M. Voyet s'est modestement effacé.

 

L'enfant, acquitté par le tribunal, a été remis à M. Villedieu séance tenante.

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