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Fenêtres sur le passé

1878

Les cagots bretons
 

Source : Le Finistère : juillet 1878

 

LES CAGOTS BRETONS

 

Qu'étaient-ce que les cagots ou cacous de Bretagne au moyen-âge ?

 

D'où vient le mot lui-même, qu'on ne prend plus aujourd'hui qu'au figuré ?

 

J'ouvre le dictionnaire Littré, et j'y lis :

 « Cagot. — Bas-latin : cagoti.

Des Goths et des Arabes s'étant réfugiés, sous les derniers Mérovingiens,

aux pieds des Pyrénées, reçurent des habitants ce nom injurieux de cagots, c'est-à-dire canes gothi, chiens de Goths.

On donne encore aujourd'hui ce nom à une race ou caste de laquelle les autres habitants se tiennent séparés. »

 

Je ne suis pas absolument convaincu, et M. Littré lui-même éveille mes doutes en citant cet exemple du 15e' siècle :

« Estoit lieutenant du prévost un gros villain comme un cagoux. »

 

La terminaison de ce mot est ici tout autre, et Je me demande si cagoux, d'où devait venir cagots,

n'est pas plutôt identique à cacous, mot essentiellement breton, et qui a formé directement le français caqueux.

 

Je cherche donc caqueux ; M. Littré, avec son érudition toujours inépuisable, semble me donner raison, puisqu'il écrit :

 

« Caqueux, euse ; race misérable de Bretagne, avec laquelle le reste de la population ne contractait pas d'alliance.

Les caqueux sont dits aussi cacous et caquins.

Etymologie : bas-latin, cacosus. »

​

M. de Rochas, auteur d'un livre récent qui fournit le sujet de cet article

(les Parias de France et d'Espagne) assigne à ce terme une autre origine :

il le dérive de la racine celtique kakodd, ladre, qui est au moins douteuse.

 

Mais l'essentiel est qu'il y ait identité de sens et aussi de forme

entre les deux expressions.

 

Si cacou s'est transformé un cagot, rien n'est plus naturel que le remplacement

du c par un g.

 

Dans le dictionnaire Littré même, le mot qui vient immédiatement

après celui-ci est cogoule, qui vient de cuculla.

 

Le g se retrouve d'ailleurs au féminin, dans la langue bretonne,

comme en témoignent ces vers d'un gwerz recueilli par M. Luzel :

 

Pa oa o tremenn Montroules

Hag hen o kaout he gakousez …..

Rag ur galkouses lo pebet ….

Gant ur gakouses milliget.

​

Les parias de France et d'Espagne.jpg

Or on sait que ces transpositions de lettres sont fréquentes dans tous les idiomes.

 

Quant aux cacous eux-mêmes, ils sont les héros involontaires de plus d'une chanson bretonne.

 

Dans le Barzaz-Breiz, M. de la Villemarqué met en scène, dans une sorte

de complainte assez insignifiante, très moderne d'apparence et de ton,

un de ces malheureux que repousse brutalement la jeune fille aimée :

 

Eur o'hakous a ouzoun-me oc’h !

 

Dans les Gwerziou de M. Luzel, Iannik Coquart est la victime de Marie Tili,

une riche lépreuse, qui s'écrie avec un cynique orgueil :

« J'ai aimé dix-huit clercs, et je leur ai donné la lèpre à tous.

— Une goutte de sang de mon petit doigt donnerait la lèpre à cent comme à un seul.»

 

Barzaz Breiz 1846.jpg

Il est vrai qu'elle se venge : les parents de son fiancé lui ont déclaré qu'elle ne l'épouserait jamais :

 

Na hi na merc’h kakous a-bed.

 

Elle les prévient qu'ils expieront celle parole imprudente :

 

Wil laret kakouz eur ma zad.

 

Bientôt le pauvre Iannik sera conduit à la Maison du malade, ar c'hlandi, près de Ploumilliau.

 

Désormais, il sera l'hôte d'une de ces léproseries, dont une version de ce gwerz trace

cette peinture cruellement ironique :

« Jamais je ne vis de plus belle maison — qu'une léproserie :

— Il y a là petite cour et grande cour,— comme chez le seigneur de Roc'hlaz. »

​

Mais Iannik prend la chose plus au tragique :

« Dur eût été le cœur de celui qui n'eût pleuré, — étant à Ploumilliau, — en voyant la croix et la bannière, — et les prêtres et les clercs, — conduisant Iannik à sa maison neuve. » (1) 

 

C'est aussi d'une maison neuve que nous parle, dans la seconde série des Gwerziou, Marie Derrienic,

atteinte du mal nouveau, ar c’hlenved newe, (sans doute une variété de la lèpre, en tout cas une maladie contagieuse,

qui réduit ses victimes au même sort que les lépreux.)

 

On ne suit que trop bien la recommandation du curé :

« Si vous élevez à votre fille une maison neuve, — élevez-la loin des vôtres. »

 

Mais Marie Derrienic ne se résigne pas encore à son malheur ; elle interroge et se plaint :

 

« Si je vais demeurer dans une maison neuve, — qui viendra avec moi comme servante ? »

 

« Vous n'aurez ni valet ni servante ; votre ménage sera fait une fois pour toutes. »

« Si je vais demeurer dans ma maison neuve, — qui me blanchira mes draps de lit ? »

« Qui serait-ce, ma pauvre fille, si ce n'est vous-même ? « 

« Vous aurez votre ruisseau et votre fontaine, et du bois pour faire du feu. »

«  Au bout d'une baguette blanche, on vous donnera votre nourriture, Marie Derrienic. »

 

Convaincue enfin, elle chante sur elle-même un chant désespéré, tout débordant d'une amère tristesse.

 

À quoi bon même se plaindre ?

 

Elle est désormais retranchée du nombre des vivants :

 

« Si je vais demeurer dans ma maison neuve, le recteur de ma paroisse viendra avec moi aussi.

 

Viendront également et la croix et la bannière, et les prêtres et les clercs.

 

Si le vent souille devant, ils me mettront derrière eux ; si le vent souffle derrière, ils me mettront devant eux.

 

Sur mes mains j'aurai des gants, pour ne pas souiller les échaliers. » (2)

 

Il est vrai que son martyre n'est pas long : bravant toutes les défenses, surmontant toutes les terreurs, son fiancé veut la revoir, et tous deux meurent dans les bras l'un de l'autre.

 

Mais cette fin dramatique est du domaine de la fantaisie.

 

Trop souvent le supplice se prolongeait, et l'histoire, mieux encore que la chanson populaire, nous apprendra quelles étaient les horreurs de ce supplice.

 

Dans l'Argument de la chanson intitulée Ar c'hakous, M. de la Villemarqué a réuni, dans un tableau trop apprêté et trop mélodramatique, les traits épars dans Ogée (3), Sauvageau et les autres écrivains qu'a préoccupés ce côté des anciennes mœurs bretonnes.

​

Théodore_de_La_Villemarqué_(Kervarker).j

Voici le passage essentiel de cette description, dont il nous sera permis ensuite de contrôler,

historiquement, l'exactitude :

 

« Dès que les premiers symptômes du mal se manifestaient, on se rendait professionnellement chez le lépreux, comme s'il eût été réellement mort.

 

Un ecclésiastique, en surplis et en étole, lui adressait quelques paroles de consolation, l'exhortait

à se résigner à la volonté de Dieu, le dépouillait de ses vêtements pour le revêtir d'une casaque noire,

l'aspergeait d'eau bénite et le conduisait à l'église.

 

Le chœur était tendu de noir comme pour les enterrements.

 

Le prêtre, revêtu d'ornements de même couleur, montait à l'autel ; le malade entendait la messe à genoux,

la tête couverte du drap mortuaire, à la lueur des cierges funèbres.

 

Après l'office, le prêtre l'aspergeait de nouveau d'eau bénite, chantait le Libéra, et le menait à la demeure

qu'on lui destinait, qui avait pour meubles un lit, un bahut, une table, une chaise, une cruche et une petite lampe.

 

On donnait eu outre au malade un capuchon, une robe, une housse, un barillet, un entonnoir, des cliquettes,

une ceinture du cuir et une baguette de bouleau.

 

Arrivé au seuil du la porte, le prêtre, en présence du peuple, l'exhortait encore à la patience, le consolait de nouveau, l’engageait à ne jamais sortir sans avoir son capuchon noir sur la tête, et sa croix rouge sur l'épaule ;

à n'entrer ni dans les églises, ni dans le maisons particulières, ni dans les tavernes pour acheter du vin ;

à n'aller ni au moulin ni au four banal, à ne laver ni ses mains ni ses vêlements dans les fontaines ou dans le courant des ruisseaux ; à ne paraître ni aux fêtes, ni aux pardons, ni aux autres assemblées publiques ;

à ne toucher aux denrées dans les marchés qu'avec le bout de sa baguette et sans parler,

à ne répondre que sous le vent, à ne point errer le soir dans les chemins creux ;

à ne point caresser les enfants, à ne rien leur offrir — cruelle défense pour plus d'un !

​

Puis il lui jetait sur les pieds une pelletée de terre, le bénissait au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et revenait avec la foule.

​

Si le malade se mariait et avait des enfants, ils n'étaient point baptisés sur les fonts sacrés, et l'eau qui avait coulé

sur leur tête était jetée comme impure ;

s'il mourait, on l'enterrait dans sa demeure. »

​

Ce récit, visiblement arrangé en vue de l'effet à produire,

est trop complet sur certains points,

— car l'histoire est loin d'être aussi précise —

incomplet ou inexact sur certains autres.

​

vincent-de-beauvais_lepreux.jpg

Il n'est point exact, par exemple, nous le verrons, de prétendre que les lépreux fussent absolument exclus des églises.

 

On nous fait une énumération détaillée des objets que la piété publique laissait à ces malheureux,

mais l'usage des cliquettes reste assez obscur, pour ceux qui ne savent pas que les ladres étaient astreints

à porter un petit engin faisant du bruit, dit cliquette ou claquet, pour avertir de leur passage

et permettre à tous de se détourner d'eux.

 

C'est ce que Rabelais (4) fait entendre, quand il écrit :

« En les choquant ensemble (deux pièces de bois) faisait son tel que font les ladres en Bretaigne (sic) avec leur cliquettes. »

 

Rémi Belleau emploie claquet dans le même sens, dans ses imprécations contre une cloche, dont le bruit l'obsède :

​

.... Que ton importun caquet

Soit fait compagnon du claquet,

Du baril et de la besace

D'un ladre verd.... (5)

 

Nous voyons ici apparaître une expression qu'il importe d'éclaircir ;

car elle est devenue proverbiale.

 

Il y avait des ladres blancs et des ladres verts,

ceux-ci repoussants d'extérieur, ceux-là dévorés à l'intérieur

par un mal qui y restait caché :

​

« Aucuns, dit le célèbre chirurgien du 16e siècle, Ambroise Paré,

ont la face belle et le cuir poli et lisse, ne donnant aucun indice de lèpre

par dehors, comme sont les ladres blancs appelés cachots, cagots et capots

que l'on trouve en Basse-Bretagne et en Guyenne, vers Bordeaux,

où ils les appellent gobets. »

​

Rémi_Belleau.jpg

Cette lèpre d'ailleurs n'est pas moins dangereuse que l'autre, et Paré ajoute :

« L'homme à tard et difficilement se peut sauver qu'il ne soit lépreux, s'il a compagnie d'une femme lépreuse. »

 

Ce témoignage est important ; car il prouve que la plupart des cacous bretons étaient des ladres blancs.

 

Or, la lèpre blanche, la seule dont parlent les livres saints, a existé de temps immémorial.

 

L'antiquité avait déjà ses ladreries.

 

Chez les Juifs, c'étaient les prêtres qui séparaient les lépreux et prescrivaient la manière des purifications. (6)

 

Si la viande de porc était regardée comme impure, c'est que le porc lui-même était sujet à la lèpre, qui, suivant les livres saints, s'attache jusqu'aux habits et aux murailles. (7)

  

Les cagots auraient donc pu se glorifier d'une origine fort reculée, puisqu'ils ont pour ancêtres les lépreux,

et qu'un de ces ancêtres, Job, a illustré le fumier où l'avait jeté la dureté de ses compatriotes,

aussi peu accessibles à la pitié que les chrétiens du moyen-âge.

 

Nous ne nous posons pas un effet la question qui préoccupe M. de Rochas et M. Francisque Michel :

y a-t-il identité entre les cagots et les lépreux ?

 

Il nous suffit que cette identité soit reconnue pour la Bretagne, et personne ne la conteste.

 

Mais quand ce mal s'est-il introduit en Bretagne ?

 

À la fin du 12e siècle, dit M. de la Villemarqué, M. de Rochas, de son côté, assure que c'est vers la fin du 13e siècle

que l'existence des cagots des Pyrénées, de la Guyenne, du Languedoc et des cacous de Bretagne

est historiquement constatée.

 

À vrai dire, ils n'ont tout à fait raison ni l'un ni l'autre.

 

Si nous en croyons Voltaire, dès le neuvième siècle, sous Charlemagne, le nombre des léproseries

était très considérable.

 

Mais il est certain que le premier document où nous les trouvions mentionnées porte la date de 1220 :

« Le testament de Louis VIII, dit encore Voltaire, mérite quelque attention :

il lègue cent sous à chacune des deux mille léproseries de son royaume. » (8)

 

En 1436, un statut de l'évêque de Tréguier, écrit en latin, règle la façon dont on doit traiter les cacous dans les églises.

 

Ce règlement, que M. de la Villemarqué ne connaissait pas sans doute, fait tomber une de ses affirmations

les plus catégoriques.

 

Il ne faut pas exagérer, en la chargeant de traits imaginaires, une condition déjà trop misérable dans la réalité.

 

C'est avec une extrême répugnance qu'on se décide à admettre les cacous aux sacrements.

 

Les principes du christianisme s'opposent à une proscription absolue ;

mais il y a des proscriptions morales pires que les prohibitions matérielles.

 

Ainsi l'évêque de Tréguier assigne à ces parias une porte particulière pour pénétrer dans l'église,

une place à l'écart de la foule pour prier, sans mêler leurs prières à celles des autres, même, un cimetière spécial ;

car il semble que les morts eux-mêmes auraient à souffrir d'un tel voisinage.

 

Fidèle auxiliaire du pouvoir ecclésiastique, le pouvoir civil défend aux ladres de marcher nu-pieds, de moudre, de laver, de boire, de danser en public, d'élever des bestiaux et de labourer en même temps que les autres.

 

Les seuls métiers qui leur soient permis sont ceux de charpentiers dans le Midi, de cordiers en Bretagne ;

ici, ils tissent la corde des pendus ; là, ils fabriquent les cercueils et les potences.

 

Ces occupations, peu récréatives de leur nature, sont le seul aliment qu'on accorde à leur activité.

 

Et ce serait à la fin de ce même 15e siècle que des préjugés si vivaces auraient disparu,

qu’une race de parias si exécrée aurait repris sa place dans la société humaine !

 

M. de la Villemarqué le croit ; mais à qui le fera-t-il croire ?

 

Sans parler des vraisemblances, les citations que nous avons faites d'Ambroise Paré et de Rabelais

démontrent péremptoirement que les Cagots n'avaient pas vu s'améliorer leur situation au 16e  siècle.

 

Il y a plus : en 1683, Louis XIV rend une ordonnance qui adoucit leur sort;

mais un préjugé ne s'abolit point par ordonnance, et le roi, dont le pouvoir était, paraît-il,

souverain contre les écrouelles, ne pouvait rien contre une croyance populaire à ce point enracinée.

 

Plus d'une sédition éclata en Bretagne, quand l'autorité royale entreprit de faire rentrer dans le droit commun

ces victimes d'une inepte superstition.

​

La Révolution même qui fit oublier tant de choses, ne réussit pas à effacer complètement ce souvenir.

 

Aujourd'hui encore, certaines professions, réservées jadis aux cagots, sont tenues en médiocre estime

dans nos campagnes.

 

M. de la Villemarqué cite les cordiers et les tonneliers.

 

L'horreur inspirée par les lépreux a passé en proverbe :

 

On me craint, on m'évite, et je ne suis pour eux

Qu'un objet de dégoût, comme un pauvre lépreux (9)

  

Mais le souvenir est, Dieu merci, la seule chose qui reste d'un état social à tout jamais aboli.

 

Le célèbre récit de Xavier de Maistre (10) nous étonne plus encore qu'il ne nous émeut, en dépit de ses effets un peu cherchés.

 

Ce lépreux assez théâtral, qui vit à l'écart, prisonnier volontaire, dans sa tour et son jardin fermé de hautes murailles, qui craint de souiller les fleurs en les touchant, est beaucoup plus un malade digne de pitié, qu'un persécuté,

qu'un ennemi contre lequel s'arme la société toute entière.

 

Il y a et il y aura toujours des malheureux isolés; mais il n'y a plus de parias.

 

Les progrès de la médecine et de l'hygiène ont apporté une guérison facile à des maux qu'on croyait jadis incurables ; on explique par les raisons les plus naturelles du monde des phénomènes qu'un mystère surnaturel

semblait envelopper.

 

La raison publique, plus mûre, a désappris les vaines terreurs et les haines puériles.

 

Ce legs du bon vieux temps a été répudié, comme les autres, par la société moderne qui,

à côté de Liberté, inscrit sur son drapeau les mots inconnus autrefois d'Égalité et de Fraternité.

​

​

(1) Gwerziou, I, p. 253. — Iannik Coquart

(2) Gwerziou, 11, p. 159. Marie Derrienic.

(3) Ogée : Dictionnaire géographique de Bretagne, tome I, Introduction

— Sauvageau : Coutumes de Bretagne, t. II, I. 3, ch. 98

(4) Pantagruel, II, 19.

(5) Pantagruel II, p. 69.

(6) Fleury. — Mœurs des Israélites.

(7) Abbé Prévost. — Lexique des mots peu familiers.

(8) Voltaire. — Essai sur les Mœurs.

(9) Lamartine : Jocelyn.

(10) Le lépreux de la cité d'Aoste.

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