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Fenêtres sur le passé
1878
L'affaire de l'escroc Le Deun
Source : Le Finistère décembre 1878
Nous pensions presque avoir à rendre compte aujourd'hui d'un intéressant procès politique,
tant les journaux cléricaux avaient promis que l'affaire Le Deun serait riche en piquantes révélations,
Or, de personnages ou de choses politiques il ne saurait être question dans tout ceci,
et la seule conclusion à tirer de l'audience, c'est que Le Deun est un malfaiteur vulgaire, n'ayant ni instruction,
ni éducation, ni même la moindre apparence d'un homme qui aurait fréquenté, ne fût-ce qu'accidentellement,
le monde auquel ce fantaisiste officier de marine prétendait appartenir par sa situation.
Ce qui nous a le plus surpris dans cette affaire d'escroquerie,
c’est que, malgré l'incontestable habileté qu'on rencontre
dans l'exécution de chacun des méfaits de cet homme,
Le Deun ait pu trouver des dupes à exploiter,
Est-il admissible qu'un individu à peu près incapable de se faire comprendre puisse en imposer à ce point à des gens intelligents que, durant plus d'une semaine de fréquentation journalière, aucun de ceux qu'il roulait ne s'aperçût aux allures, au langage,
à l'ignorance de ce prétendu professeur d'hydrographie,
qu'il avait affaire à un chevalier d'industrie de la plus basse extraction !
Et cependant, nous voyons Le Deun en contact
avec des officiers ministériels, des agents d'affaires,
de notables commerçants, escroquant à tout le monde
de l'argent et se faisant héberger par tout le monde.
En vérité, nous comprenons difficilement cette confiance illimitée, que ne suffit pas, certes,
à justifier le costume le plus respectable, lorsqu'il est porté par un individu dont la première parole
eût plus facilement éveillé, ce nous semble, la défiance que tout autre sentiment.
Le Deun a 37 ans.
Il est né à Plouguerneau et a navigué pendant quelques années comme maître au cabotage.
Il prétend avoir sauvé dans le Raz de Sein un navire de l'État,
et tenir de l'amiral Mottez un certificat relatant cette belle action
— certificat dont l'authenticité n'a pu être établie en l'absence de l'amiral.
Il dit encore avoir passé avec succès un examen lui permettant de voyager
au long cours en qualité de deuxième capitaine.
En réalité, Le Deun ne vit, depuis fort longtemps,
que de filouteries et d'escroqueries.
Il a déjà subi quatre condamnations de ce chef,
et combien n’en a-t-il pas encouru d'autres !
L'instruction du procès qui l'amène devant le tribunal correctionnel
de Quimper ne relève pas moins de vingt ou vingt-deux chefs d'accusation contre lui.
Adolphe Lucien Mottez
1822 - 1892
On le trouve d'abord au Havre, en 1877, puis à Auray, puis à Piriac (Loire-Inférieure), puis à Brest,
à Quimper et à Landerneau, usant partout des mornes moyens et employant les mêmes manœuvres frauduleuses,
soit pour se procurer de l'argent, soit pour se faire héberger.
Dans le but de surprendre plus facilement la confiance, il s'est fabriqué de faux certificats de navigation,
de services exceptionnels, etc.
À Brest, il va trouver un agent d'affaires, et le prie de lui faire une copie conforme des pièces qu'il présente.
La copie collationnée est portée au bureau de l'inscription maritime pour être certifiée conforme à l'original ;
le cachet du commissariat y est apposé, et voilà le faux certificat transformé en document présentant
toutes les apparences de l'authenticité.
Ce n'est point tout : Le Deun est absolument dénué de ressources.
Il se fait adresser à Auray de Saint Nazaire, par un complice, une dépêche constatant qu'il lui est dû une somme,
de quatre mille et quelques centaines de francs, après la liquidation des comptes d'un voyage qu'il aurait fait
pour le compte de la Société transatlantique dont le siège est situé rue de Rivoli, à Paris.
La dépêche est signée d'un nom imaginaire que Le Deun présente comme étant le nom du directeur de cette société.
Sur l'exhibition de cette dépêche il est cru sur parole, et la plupart des fournisseurs consentent à lui livrer à crédit leurs marchandises, voire même à lui faire de petites avances d'argent lorsqu'il prétend avoir oublié son porte-monnaie.
Comment, en effet, ne pas obliger un aimable client qui possède en porte-feuille une dépêche valant plus de 4.000 fr.?
Une dépêche, cependant, n'est point un titre.
Le Deun le sait fort bien, et il comprend qu'à la longue il s'expose à rencontrer des fournisseurs moins crédules.
Comment donc s'y prendre pour donner à la fameuse créance reconnue,
par dépêche le caractère d'authenticité qui lui fait défaut ?
Le moyen est des plus simples : Le Deun retourne demander conseil à son agent d'affaires.
Celui-ci consent à libeller sur papier timbré une reconnaissance de la somme indiquée sur la dépêche
et Le Deun se charge d'envoyer lui-même le titre à son débiteur qui le lui renverra signé.
Cependant, l'escroc, qui a besoin d'argent, s'adresse à différentes personnes,
essayant d'utiliser provisoirement la dépêche.
Il trouve quelque résistance.
Mais une nouvelle dépêche, envoyée sans doute par le complice qu'on a inutilement recherché,
arriva à temps pour dissiper bien des doutes.
Cette seconde, dépêche dit :
« Ajoutez foi à ma signature sur la dépêche portant telle date ».
Elle est signée toujours du même nom imaginaire que Le Deun prétend être celui du directeur de la Société des transatlantiques.
L'expédient obtient un certain succès de crédit,
et Le Deun empoche quelques fonds que lui avance
un très-honorable habitant des environs de Brest.
Enfin, au bout de huit jours, notre triste héros reparait triomphant avec la reconnaissance écrite par son agent d'affaires
et au dos de laquelle s'étale la signature du prétendu créancier !
Armé de toutes ces pièces, Le Deun entre bravement en campagne, et c'est à partir de ce moment que nous le voyons exercer
sa lucrative entreprise avec le plus d'audace et le plus d'activité.
N'a-t-il pas été jusqu'à essayer de faire négocier son titre
à la Société de crédit du Finistère par un honorable avoué de, Brest, dont la mère est l'une de ses victimes.
Nous ne voulons pas insister davantage sur cette affaire,
à laquelle certains journaux ont cherché à attacher un sens et une portée qu'elle n'a pas.
Voici, pour terminer notre compte-rendu, le texte de l'acte d'accusation lu à l'audience,
et dans lequel figure le nom des victimes de Le Deun, qui ont été entendues comme témoins, par le tribunal :
Le Deun, Yves, âgé de 37 ans, ancien capitaine au cabotage, né à Plouguerneau,
actuellement sans profession ni domicile, déjà condamné quatre fois pour filouterie et escroquerie, est prévenu :
En premier lieu, d'avoir, depuis moins de trois ans,
escroqué ou tenté d'escroquer tout ou partie de la fortune d'autrui.
I - En 1877, au Havre, s'étant fait remettre des fonds et des aliments par le sieur Gancel,
en employant des manœuvres frauduleuses pour persuader l'existence de fausses entreprises,
d'un pouvoir ou d'un crédit imaginaires, se disant, faussement propriétaire d'un navire à bord duquel
il conduisait le sieur Gancel.
II - En 1877, au Havre, s'étant fait remettra des fonds par le sieur Brinat
en employant les mêmes manœuvres frauduleuses.
III - En 1877, au Havre, s'étant fait remettre des aliments
et autres fournitures par le sieur Duteurtre en prenant faussement la qualité de capitaine commandant un navire.
IV - En 1877, au Havre, s'étant fait remettre des chaussures
par le sieur Ghaumel en prenant faussement la même qualité.
V - En juillet 1877, à Auray, s'étant fait remettre des fonds
et des aliments en employant des manœuvres frauduleuses
pour persuader l'existence de fausses entreprises,
d'un pouvoir ou d'un crédit imaginaires et par la présentation
de faux certificats pour prouver qu'il était appelé
à commander un navire.
VI - En août 1878, à Brest, s'étant fait remettre par le sieur Merrien des fonds, des bijoux, des vêtements
et d'autres meubles en prenant la fausse qualité de professeur d'hydrographie au service de l'État,
et en employant des manœuvres frauduleuses pour persuader l'existence d'un pouvoir ou d'un crédit imaginaires, notamment par le port d'un costume d'officier qui ne lui appartenait pas et par la présentation de fausses pièces.
VII - En août 1878, à Brest, s'étant fait remettre des boissons par la veuve Mazé,
chez laquelle il avait pris un logement, en prenant la fausse qualité et en employant les manœuvres susmentionnées.
VIII - En août et septembre 1878, à Brest, s'étant fait remettre des aliments par la veuve Palmay par les mêmes moyens et en employant les mêmes manœuvres.
IX - À la même époque, à Lambézellec, s'étant fait remettre
à l'aide des mêmes moyens et en employant les mêmes manœuvres des fonds par M. Kersaintgilly de Saint-Gilles.
X - En septembre 1878, à Brest, ayant tenté de se faire remettre deux bateaux par la femme Le Gall, à l'aide des mêmes moyens,
tentative manifestée par un commencement d'exécution laquelle n'a été suspendue ou n'a manqué son effet
que par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur.
XI - En août et septembre 1878, à Brest, s'étant fait remettre par la veuve Magueur des fonds par les mêmes moyens et en employant les mêmes manœuvres.
XII - En septembre et octobre 1878, à Quimper, s'étant fait remettre des aliments et diverses fournitures
par le sieur Moy à l'aide des mêmes moyens et en employant les mêmes manœuvres.
XIII - En octobre 1878, s'étant fait remettre des fonds par le sieur Moy père,
par les mêmes moyens et en employant les mêmes manœuvres.
XIV - À la même époque, à Quimper, s'étant fait remettre une montre en or par le sieur Girard par les mêmes moyens et en employant les mêmes manœuvres.
XV - À la même époque, à Quimper, s'étant fait remettre des fonds et une bague en or par la dame Guibourg
à l'aide des mêmes moyens et en employant les mêmes manœuvres.
XVI - À la même époque, à Quimper ayant tenté de se faire remettre par le sieur Guibourg une montre en or
par les mêmes moyens et les mêmes manœuvres.
En second lieu, — de s'être fait servir des boissons ou des aliments qu'il a consommés en tout ou partie,
dans des établissements à ce destinés, sachant qu'il était dans l'impossibilité de payer.
1° En octobre 1878, à Quimper, au préjudice du sieur Moy, père, et de la veuve Le Borgne.
2° À la même époque, à Landerneau,
au préjudice des époux Le Bourhis ;
3° D'avoir en 1878 en la commune de Piriac (Loire inférieure), fabriqué sous les noms de simples particuliers des certificats
de bonne conduite ou autres circonstances propres à appeler
la bienveillance du gouvernement et des particuliers.
4° D'avoir en 1878, dans les arrondissements de Brest
et de Quimper, publiquement porté un costume
qui ne lui appartenait pas.
5° De se trouver en état de vagabondage pour n'avoir ni domicile certain,
ni moyen de subsistance et n'exercer habituellement ni métier, ni profession.
Après les dépositions des témoins, M. le Président procède à l'interrogatoire du prévenu.
M. Cottineau, substitut du Procureur de la République demande l'application de la loi et requiert contre le provenu
le maximum de la peine d'emprisonnement, cinq ans de prison et cinq ans de surveillance.
Le tribunal se retire pour délibérer.
Le tribunal condamne Le Deun, Yves, à la peine de quatre années d'emprisonnement par corps à 50 francs d'amende, cinq années de surveillance et par corps aux frais.
Le Deun n'avait pas de défenseur.