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Fenêtre sur le passé

1876

Histoire du "Bon vieux temps"
Quimper et la Cornouaille en 1597
 

Source : Le Finistère octobre 1876

 

HISTOIRE DU BON VIEUX TEMPS

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QUIMPER ET LA CORNOUAILLE en 1597.

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Dans le banquet de Plogonnec, dont nous avons rendu compte,

M. Louis Hémon, parlant de la vie agricole d'autrefois, a fait allusion à l'ouvrage

du chanoine Moreau sur les guerres de la Ligue.

 

Cet ouvrage a pour titre : Histoire de ce qui s'est passé en Bretagne durant

les guerres de la Ligne et particulièrement dans le diocèse de Cornouaille.

 

En 1836, M. le Bastard de Mesmeur en a donné une édition,

publiée à Brest et devenue assez rare aujourd'hui.

 

Il y aurait trop à faire si l'on voulait rassembler tout ce qui s'y trouve de traits dispersés sur les souffrances des cultivateurs bretons du seizième siècle.

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Il y aurait trop à faire si l'on voulait rassembler tout ce qui s'y trouve de traits dispersés sur les souffrances

des cultivateurs bretons du seizième siècle.

 

Comme il faut se borner, nous choisissons le récit fait par le vieil historien des ravages que quatre fléaux coalisés

(la guerre, la peste, la famine et, les bêtes féroces) exercèrent à la fin de ce siècle dans la Cornouaille

dont ils firent presque un désert.

 

La naïveté du ton et du style de cette vieille chronique semble choisie à souhait pour faire ressortir

par le contraste l'horreur des scènes qu'elle décrit.

 

L'année de la Paix en Bretagne, qui fut l'année 1597, la cherté des vivres fut fort grande en Bretagne,

et fut vendue la pipe (1) de froment quarante-deux écus, la pipe de seigle trente écus,

et ainsi au prorata les autres grains ; qui fut cause qu'un grand nombre du menu peuple, tant à la ville, qu'aux champs, pâtirent beaucoup, et bonne partie moururent de nécessités, sans qu'il y eût moyen de les soulager,

à cause de la ruine, générale, et de la dépopulation des champs par les gens de guerre ; et fut la misère si grande

des quatre années (2) quinze, seize, dix-sept, dix-huit, par les quatre fléaux de Dieu, par lesquels il châtie son peuple contre lequel il est irrité, guerre, peste, famine et bêtes farouches, que tous quatre s'entre-suivirent

pendant le cours de quatre années, comme étant subordonnés à la désolation des hommes.

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(1) La pipe sert de mesure de grains (40 boisseaux)

Le boisseau : dérivé de boisse, bas-latin bostia et gaulois bosta, « creux de la main ».

C’était la mesure la plus utilisée pour les grains (blé, avoine, seigle) ou pour le sel, le charbon de terre et le charbon de bois.
Le boisseau de Paris : environ 16 litrons, soit 13 litres

Le boisseau de Bordeaux : 78,808 litres
Le boisseau de Saint-Brieuc : 33,86 litre

 

(2) 1595, 1596, 1597, 1598

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La guerre apporta la famine, puis la peste à ce qui échappait qui la cruauté des soldats, ou plutôt des brigands, devant lesquels quelques-uns pouvaient échapper et se cacher en quelques haies ou garennes ;

mais contre la faim il n’y avait pas de fuite, car personne n'avait la liberté d'aller à la maison, où il n'eût trouvé que les murailles, le tout étant emporté par les gens de guerre, si bien que les pauvres gens n'avaient, pour retraites que les buissons où ils languissaient pour quelques jours,

mangeant de la vinette (3) ; et autres herbages aigrets, et même n'avaient moyen de faire aucun feu de crainte d'être découverts par l'indice de la fumée, et ainsi mouraient dedans les parcs et fossés, où les loups

les trouvant, morts, s’accoutumèrent si bien à la chair humaine que, dans la suite, pendant l'espace de sept à huit ans, ils attaquèrent les hommes étant même armés, et personne n'osait aller seul.

 

(3) C'est ainsi qu'on appelait autrefois l'oseille sauvage

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Quant aux femmes et enfants, il fallait les enfermer dedans les maisons, car si quelqu'un ouvrait les portes,

il était le plus souvent happé jusque dans la maison; et s'est trouvé plusieurs femmes, au sortir de leurs portes

pour faire de l'eau, avoir eu la gorge coupée sans pouvoir crier à leurs maris, qui n'étaient qu'à trois pas d'elles,

même en plein jour.

 

Pendant cette cruelle famine, en quelques endroits aux champs, les uns faisaient bouillir avec, de la vinette des orties, et allongeaient leur chétive vie de quelques jours ; les autres mangeaient lesdites herbes toutes crues,

et d'autres mangeaient de la graine de lin, qui leur donnait une puanteur d'haleine qu'on sentait de huit à dix pas,

après quoi ils venaient à enfler par tout le corps, et de cette enflure peu échappaient qui ne mourussent.

 

On ne trouvait autre chose dans les fossés et par les chemins que morts de faim, partie ayant encore la vinette

ou graine de lin dans la bouche, partie déjà mangés des loups, et les autres tous entiers jusques à la nuit,

qu'ils servaient de pâture (aux loups) sans qu'ils eussent d'autre sépulture.

 

D'autant qu'il n'y avait aucun bétail, soit de labour ou autre, et pour dire, en un mot, bêtes ni oiseaux domestiques.

 

Ceux qui pouvaient se sauver à proximité de quelques villes et fortes maisons, et qui pouvaient recevoir en prêt

ou autrement de leurs seigneurs ou amis quelques boisseaux de blé, quel qu'il fût, s’assemblaient, si faire se pouvait, trois ou quatre, plus ou moins, et s'attachaient de nuit à la charrue, faisant, office de bœufs et de chevaux ;

semaient ce peu de grain, toujours en espérance que Dieu leur donnerait la paix ;

ils pensaient pour le moins trouver cela à la moisson.

 

Les autres mettaient le feu en quelques landes ou genêts, et quelques nuits après jetaient leurs semences

sur cette terre sans aucun labourage, et s'en trouvèrent qui recueillirent de bon seigle et en abondance l'année

de la Paix, sans laquelle ils n'auraient pas travaillé pour eux.

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Cette grande pauvreté aux champs était cause de celle des villes, qui fourmillaient de pauvres qui s'y jetaient

de toute part, en si grand nombre qu'il était impossible d'y subvenir à tous, de manière qu'il était nécessaire tôt ou tard qu'ils mourussent pauvrement, et principalement en hiver, étant mal nourris, presque nus, fors quelques drapeaux

pour couvrir leur honte ; sans logements ni couvertures que les étaux, et où ils trouvaient des fumiers

ils s'enterraient dedans comme pourceaux, où toutefois ils n'étaient guère de temps qu'ils n'enflassent fort gros

avec une couleur jaune qui les faisait incontinent mourir.

 

Il est impossible de rapporter par écrit toutes les pauvretés que nous avons vues et souffertes en Cornouaille,

et s'il était possible de les pouvoir raconter, on les estimerait des fables et non des vérités.

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Et à peine peut-on dire laquelle desdites quatre persécutions a plus affligé

le pays ; et combien qu'il semblerait peut être que celle des loups

était plus évitable, parce qu'ils n'étaient ou si grand nombre,

néanmoins c'est chose horrible à réciter ce qu'ils faisaient de maux.

 

Dès le commencement de leur furieux ravage, ils ne laissèrent dans les villages aucuns chiens, comme si par leur instinct naturel ils eussent projeté qu'ayant tué les gardes qui sont les chiens, ils auraient bon marché

des choses gardées ; et avaient cette finesse que quand il y avait quelques mauvais chiens en un village et de défense, ils fussent venus en bande vers

le village, et se fût l'un d'eux avancé jusques à bien près de la maison.

 

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Les autres demeuraient un peu cachés derrière comme en embuscade ; celui qui s'était avancé,

se sentant découvert par le chien et suivi, se retirait d'où il était venu, jusques à ce qu'il l'eût attiré aux embûches,

et lors tous ensemble se ruaient sur le chien et le mettaient en pièces.

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Telles ruses de ces bêtes sont à peu près semblables à celles de la guerre, et mirent dans l'esprit du simple peuple une opinion que ce n'étaient pas loups naturels,

mais que c'étaient des soldats déjà morts qui étaient ressuscités en forme de loups, pour, par la permission

de Dieu, affliger les vivants et les morts,

et communément parmi le menu peuple les appelaient-ils en leur breton, tut-bleis, c'est-à-dire gens-loups;

ou que c'étaient des sorciers en ce pays comme en plusieurs autres contrées de la France.

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Cette dernière raison n'eût été hors de propos, attendu que les plus graves auteurs disent que les sorciers

sont des anthropophages ou mangeurs de chair humaine, et surtout de la chair des petits enfants sans baptême.

 

Ainsi ces cruels animaux, combien qu'ils assaillissent indifféremment tout âge et sexe, les trouvant à leur commodité, néanmoins ils poursuivaient avec une plus grande fureur une femme grosse qu'une autre, à laquelle ils fendaient

le ventre en un instant, et lui tiraient le fruit, laissant la pauvre femme toute palpitante, s'ils n'avaient pas le loisir

de manger la mère et l'enfant.

 

Une honnête femme de Kerfeunteun, pressée d'accoucher, un certain jour de marché sortant par la porte Bihan (4),

à dix ou douze pas de la porte, fut en plein jour éventrée, et son enfant tiré et emporté,

et cependant il y avait du monde après et devant.

 

Ceux de devant ne virent rien, parce qu'elle, ne jeta aucun cri ; ceux de derrière, qui virent, ne surent être assez

à temps ; tant cela fut expédié bien promptement par un seul loup.

 

(4) la porte Bihan se trouvait au haut de la rue des Tourbies, qui tire elle-même son nom de l'ancienne tour située près de la porte, (Tour-Bihan).

 

La paix faite, les portes de la ville (Quimper) demeuraient ouvertes et les loups se promenaient toutes les nuits par la ville jusques au matin, et aux jours de marché les venderesses de pains et autres regrattières (6) qui se levaient matin pour prendre leurs places les ont souvent trouvés autour du Chastel (5) et ailleurs, et emportaient la plupart

des chiens qu'ils trouvaient la nuit sur la rue.

 

La nuit, ils blessaient plusieurs personnes sur la rue, au milieu de la ville,

et sans le secours et cri que l'on faisait, criant : au loup !  Ils les eussent mangés.

 

(6) Les regrettiers, ou regrattiers, sont les personnes qui vendaient des comestibles au détail dans les foires au Moyen Âge.

Au xviie siècle, les regrattiers revendent au petit peuple des villes les restes des riches tables de l'aristocratie, participant ainsi à la diffusion de nouvelles modes de consommation.

 

(7) C'est la place Saint-Corentin qu'on appelait alors place du ChasteI en mémoire du palais donné par le roi Gradlon à l'évêque Corentin,

et sur l’emplacement duquel a été construite la Cathédrale

 

Ils avaient celle finesse de prendre toujours à la gorge, si faire se pouvait, pour les empêcher de crier, et s'ils avaient loisir, ils savaient dépouiller sans endommager les habits ni leurs chemises même, qu'on trouvait tout entiers auprès des ossements des dévorés, ce qui augmentait de plus en plus l'erreur des simples de dire que ce n'étaient point

loups naturels, mais loups-garous ou soldats, ou sorciers transformés.

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Après ce troisième fléau s'ensuivit la peste, qui était le quatrième, qui fut l'année 1598, un an après la paix, qui commença

par les plus pauvres ; mais enfin elle s'attaqua,

sans exception de personnes, aussi bien aux riches qu'aux pauvres, et en moururent les plus huppés.

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​Il me souvient avoir vu le plus riche marchand de la ville, nommé Bastien Lagadec, quelqu'un lui, demandant un jour s'il un craignait pas la peste, répondit que non, et que c'était la maladie des gueux,

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et en mourut cependant avec sept ou huit autres de sa maison dans dix ou quinze jours après, de la dite maladie, enfants et serviteurs, nonobstant tous remèdes qu'on put leur appliquer.

 

Cette peste fut celle qui mit la dernière main, comme l'on dit, à la désolation des hommes, et dura depuis le mois

de mai jusques au mois de décembre, avec un terrible dégât,

car peu en resta qui n'en fût atteint, et peu des atteints qui n'en mourût. 

 

Le chanoine Moreau, continuant la peinture de ces calamités, les attribue à la colère de Dieu ;

car personne ne remplissait plus ses devoirs.

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La noblesse était « dissolue en toutes sortes de vices et de débordements »;

dans le clergé, « l'ambition, l'avarice, le luxe régnaient tellement que la piété requise y étaient grandement refroidie ».

 

Enfin, le peuple, la populace, comme dit le bon chanoine, quoiqu'elle fût encore

« la plus innocente si on la compare aux deux autres», avait aussi commis des torts : elle «méconnaissait sa condition»,

en cherchant à se loger et à se meubler mieux que les gens de qualité.

 

Les paysans, ajoute-t-il encore,

« ne respiraient autre chose, qu'une révolte contre la noblesse et tous autres qui n'étaient de leur qualité.»

 

Ils avaient essayé de prendre les armes pour empêcher les gens de guerre de passer et de ravager leurs terres ;

ils avaient même tué quelques gentilshommes ; ce dont ils furent punis dans divers rencontres, à Carhaix, au Faou,

au Granec, à Pont-Croix, à Plougastel Saint-Germain, où ils subiront, des défaites qui se changèrent en massacres.

 

Et, dit le chanoine Moreau, « pour un gentilhomme ou soldat qu'ils tuaient, ils en perdaient plus de cent des leurs, ce qui leur abattit tellement le courage qu'ils furent rendus aussi doux qu'agneaux »

 

En 1894, quand la ville de Quimper assiégée se rendit au maréchal d'Aumont, les églises et les chapelles de la ville, aussi bien que les maisons, étaient remplies de hardes et de meubles que les paysans des environs étaient venus

y mettre à l'abri : dans l'église Saint Corentin, il n'y avait que le chœur de vide, et quand la procession faisait le tour

de l'église, elle ne pouvait défiler qu'un à un.

 

Après la capitulation, l'armée se répandit dans les campagnes et pilla le reste; suivant l'expression

du chanoine Moreau, elle «ne laissa chez le bonhomme que ce qui était trop chaud ou trop pesant ».

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Le chanoine Moreau achève ainsi ce tableau de son époque :

 

Dorénavant la basse Cornouaille alla de mal en pis les années suivantes, car les champs étant dépouillés de tous moyens

et de plus en plus ravagés par La Fontenelle (8) les autres années,

elle fut réduite à telle extrémité que fort peu de gens demeurèrent

en vie et n'ayant ni cheval ni bœufs.

 

(8) La Fontenelle fut, comme on sait, un brigand fameux qui avait pour quartier général l'Ile Tristan, à Douarnenez.

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375px-Ile_Tristan_(dessin_de_1912) La Fo

Ile Tristan - Dessin 1912

Lorsqu'ils pouvaient avoir quelques morceaux de blé en prêt ou autrement, ils s'attachaient de nuit à la charrue

pour le semer, en espérant avoir quelque chose l'année prochaine.

 

Je dis la nuit, car le jour ils ne paraissaient pas plus que hiboux, et se tenaient cachés dans les taillis et genêts

comme les bêtes sauvages.

 

Et arrivait que les pauvres gens se trouvaient frustrés de leur attente à la moisson, et ils ne recueillaient pas

ce qu'ils avaient semé ; car le soldat, ou le faisait manger en herbe, ou avant même qu'il fût mûr du tout,

l'enlevait ou le gâtait afin qu'il ne servît qu'à lui.

 

Mais que sert de s'aviser d'éclairer par le menu les misères de ce pauvre pays, chose autant impossible

que de prendre la lune, comme on dit, avec les dents ; et semble, comme je le crois, que pour punition de nos péchés Dieu nous a réservé en son entier ce pays jusques à la fin de cette maudite guerre (9) pour en revanche nous punir

au triple de toutes les autres parties comme l'ayant bien mérité et davantage.

 

(9) Le chanoine Moreau, ligueur lui-même, veut dire dans ce passage que le pays est resté fidèle jusqu'à la paix a la cause de la Ligue.

 

Ceux qui viendront après n'en croiront rien ou peu, et penseront plutôt que ce sont des fables que des vérités ;

et cependant nous les avons vues de nos yeux, ouïes de nos oreilles, et expérimentées à notre grand dommage.

  

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Jean Moreau (vers 1552, Quimper -29 juin 1617, Quimper), fils d'Augustin Moreau, substitut à la Cour de Quimper vers 1550 et de sa femme Marie Lhonoré, héritière de Keraval en Plomelin1,

conseiller au présidial de Quimper Corentin, est un chanoine de Cornouaille qui s'est engagé du côté

de la Sainte Union en 1586 durant la dernière phase de la guerre de religion.

Ses mémoires, rédigées à partir de 1606, sont une source rare de l'histoire de cet épisode en Basse Bretagne.

 

Les Mémoires du chanoine Jean Moreau sur les guerres de la ligue en Bretagne, ont été publiées en 1836

par Alain Jean Marie Le Bastard de Mesmeur, alors maire de Fouesnant.

 

Une rue de Quimper dans le quartier de Locmaria porte son nom : rue du Chanoine Moreau

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