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1874 - Crimes monstrueux à Penmarc'h

Sources : Le Finistère octobre 1874 – janvier et avril 1875

 

Crimes monstrueux à Penmarc'h

 

Des crimes tels qu'on en voit rarement commettre, pour l'honneur de l'humanité,

viennent d'être découverts dans la commune de Penmarc’h et tiennent en ce moment tous les esprits en émoi.

 

Il s'agit encore de l'éternelle histoire qui a fourni tant de sujets de vaudeville, et de drames, hélas !

 

Ici, c'est sous la forme tragique qu'elle se présente.

 

C'est l'adultère aboutissant à l'assassinat, le mari sacrifié aux passions de la femme et de l'amant.

 

Le mari se nommait Bertrand Bodéré ; il n'était guère âgé que de trente ans.

 

Dans la matinée du 1er octobre, on releva sur la route du village de Kerguivoën, qu'il habitait,

son cadavre effroyablement défiguré.

 

Le crâne béant offrait plus de vingt fractures, la gorge portait des traces de compressions violentes,

le ventre était labouré de contusions affreuses, comme s'il avait été piétiné avec acharnement.

 

Il fut évident au premier aspect qu'on avait devant les yeux la victime d'un crime

ou plutôt d'une série de crimes successifs, accomplis avec une incroyable sauvagerie.

 

On fouilla le cadavre, et l'on trouva dans l'une des poches une seule pièce de cinq francs,

quoi qu'on sût que Bodéré avait touché quelques jours avant une somme importante

qu'il avait l'habitude de porter sur lui.

 

Les premiers soupçons se dirigèrent sur sa femme et sur un jeune homme de 19 ans, son cousin,

avec qui elle passait pour entretenir des relations coupables.

 

Dans la soirée du crime, on les avait vus venir chercher Bodéré dans un cabaret

où il avait passé la journée à s'enivrer.

 

La femme Bodéré avait présenté à son mari un cuigne,

sorte de gâteau de ménage en honneur dans nos campagnes bretonnes,

et l'avait décidé à reprendre le chemin de son logis ; puis tous trois étaient partis de compagnie.

Il était alors six heures et demie, la nuit tombait,

et depuis ce moment on avait perdu leurs traces.

 

L'autopsie du corps fut confiée à M. le docteur Cosmao-Duménez, qui constata que la plupart des plaies étaient mortelles.

 

Cette opération amena une nouvelle découverte.

 

Bodéré avait mangé, chemin faisant,

une partie du gâteau préparé par sa femme ;

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des morceaux dont la digestion était à peine commencée furent retrouvés dans son estomac.

 

Il s'y mêlait une substance étrangère dont la coloration suspecte attira dès l'abord l'attention du médecin.

 

Le reste du gâteau avait été trouvé et fut examiné è son tour ;

on y remarqua, en pleine pâte, une couche de la même matière, soigneusement étendue ;

elle avait l'apparence de sulfate de cuivre, grossièrement pulvérisé ;

quelques cristaux, restés intacts, avaient la grosseur d'un pois.

Le malheureux Bodéré, avant d'être assassiné, avait été empoisonné !

 

Il restait à confirmer par l’analyse chimique les apparences de ce dernier crime.

 

Mais les aveux de la femme Bodéré, arrêtée avec son complice, devancèrent l’œuvre de la science.

 

Grâce à son récit, l’on put reconstituer dans ses détails l’horrible scène de la soirée du 30 septembre.

 

Comme nous l’avons dit, Bodéré avait pris avec sa femme et son cousin le chemin de Kerguivoën,

tout en mangeant le gâteau empoisonné.

 

Il avait fallu assurément que son ivresse fût grande pour l’empêcher de prendre garde au goût singulier du gâteau et à la grosseur des fragments de sulfate de cuivre, qui n’auraient pas manqué d’offenser le palais d’un homme à jeun.

 

Ses deux compagnons comptaient sans doute sur un effet foudroyant du poison.

 

Voyant qu’il tardait à opérer, ils perdirent patience.

 

De lourdes pierres jonchaient le chemin ;

ils s’en armèrent et vinrent assaillir le malheureux ivrogne, à qui ils fracassèrent la tête.

 

Bodéré tomba ; mais malgré l'effroyable violence des coups, il continuait à vivre.

 

C'est alors qu'ils se jetèrent sur son corps et le piétinèrent furieusement.

 

Ce moyen ne réussit pas encore assez promptement à leur gré.

 

Comme la victime donnait toujours des signes de vie, ils l'achevèrent en l'étranglant.

 

Quand ils se furent assurés que Bodéré était bien mort enfin, ils fouillèrent ses poches,

s'emparèrent de l'argent qu'il portait, puis s'en allèrent, abandonnant le cadavre sur la route.

Là ne s'arrête pas encore cette progression dans l'horrible.

 

Les recherches de la justice firent bientôt connaître un autre crime.

 

Dans la nuit même de l'assassinat,

un enfant de six mois appartenant aux époux Bodéré,

mourait à Kerguivoën.

 

On trouva le petit cadavre dans un état d'effrayante maigreur,

et l'on en fit faire l'autopsie par le docteur Cosmao-Duménez.

 

C'était encore une victime,

et celle-ci avait été tuée de la plus barbare façon, par la faim.

 

L'estomac, privé d'aliments, ne se distinguait plus par les dimensions

de l'œsophage ni des intestins :

le cœur, épuisé, était réduit au quart de son volume.

 

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Détail hideux : la muqueuse de l'estomac avait disparu, absorbée dans l'œuvre de la digestion.

 

Faute de nourriture, l'enfant avait vécu de ses propres organes!

 

La femme Bodéré ne fit pas difficulté d'avouer ce nouveau crime, comme le premier,

avec un cynisme stupide qui peut laisser des doutes sur l'intégrité de ses facultés mentales.

 

Son complice, au contraire, parait doué d'une intelligence fort éveillée,

et se défend avec énergie de toute participation à ces drames de famille.

 

Malheureusement pour lui, une perquisition faite à son domicile a fait découvrir une somme d'argent

dont il ne peut expliquer la possession, et, — ce qui est plus grave encore — deux blocs de sulfate de cuivre,

c'est-à-dire précisément de ce même poison qui a servi au premier attentat accompli sur la personne de Bodéré.

 

Quant au mobile de ces crimes, c'est évidemment la passion, une passion furieuse, bestiale,

telle qu'on peut l'attendre des deux êtres dont nous venons de raconter les actes.

 

Bodéré était un obstacle à l'union qu'ils convoitaient ;

c'est pour cette cause qu'il a été leur victime, ainsi que l'enfant né de son mariage, et qui devait leur être odieux.

 

La cour d'assises du Finistère aura sans doute à juger dans sa session du mois de janvier

cette épouvantable série de forfaits.

 

Ce qui est le plus épouvantable peut-être,

c'est que leurs auteurs sont une jeune femme de vingt-deux ans et un adolescent de dix-neuf !

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COUR D'ASSISES DU FINISTÈRE

Présidence de M. GAUTIER-ROUGEVILLE.

Audience du 18 Janvier 1875

 

1° Marie-Jeanne Bodéré, veuve Bodéré, cultivatrice, âgée de 22 ans, née et demeurant à Penmarc'h ;

2° Jean Le Goff, cultivateur, né et demeurant à Penmarc'h,

sont accusés des crimes d'assassinat et d'empoisonnement sur la personne de Bertrand Bodéré.

 

Une foule considérable se presse dans l'enceinte, bien que l'on sache que l'avocat de la veuve Bodéré,

s'appuyant sur certains des témoignages recueillis au cours de l'instruction,

doive invoquer l'examen de la folie et demander le renvoi de cette affaire à la prochaine session.

 

Les deux accusés sont assis sur le banc ;

ils se tiennent à distance l'un de l'autre, et ont une attitude différente.

 

Jean Le Goff parait n'éprouver aucune émotion ;

son maintien est libre et dégagé, à peine baisse-t-il les yeux ;

il porte le costume des ouvriers des villes, et semble avoir pris un soin tout particulier de sa coiffure

pour paraître devant le public.

 

La femme Bodéré, au contraire, se tient courbée ;

son tablier est relevé sur sa figure et il est impossible de voir ses traits.

 

Elle porte le costume des femmes de Pont l'Abbé ; ses effets sont sales.

 

Devant la Cour sont déposés un sac contenant les effets de la victime, Bertrand Bodéré et les deux pavés dont les accusés se sont servis

pour l'accomplissement du crime.

 

M. Terrier de Laistre, procureur de la République,

occupe le siège du ministère public.

 

MM. Durest-Lebris et de Chamaillard fils avocats à Quimper sont chargés,

le premier, de la défense de Jeanne Bodéré,

le second de la défense de Le Goff.

 

Après avoir adressé aux accusés les questions d'usage,

M. le président ordonne la lecture de l'acte d'accusation qui est ainsi conçu :

 

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Le 2 février 1870, Marie-Jeanne Bodéré, alors âgée de 19 ans, épousa Bertrand Bodéré, son cousin.

 

Tous deux possédaient une fortune à peu près égale et qui s'élevait à 7000 francs environ.

 

Bodéré, homme d'un caractère doux et facile, avait depuis longtemps l'habitude de boire.

 

À partir de son mariage, sous l'influence de chagrins domestiques,

ces dispositions fâcheuses n'avaient fait que s'aggraver.

 

La conduite de sa femme laissait en effet beaucoup à désirer.

 

Mère de trois enfants en bas-âge, elle n'en prenait aucun soin et elle disparaissait parfois plusieurs jours

de son domicile pour se livrer plus facilement a ses goûts de débauches et d'intempérance.

 

D'une paresse et d'une incurie extrêmes, elle ne prenait pas plus soin de sa personne que de celle de ses enfants,

et comme eux, elle était couverte de vermine.

 

D'un caractère sombre et taciturne, elle ne fréquentait personne, si ce n'est son cousin, Jean Le Goff,

âgé de 18 ans, jeune homme ayant comme elle des habitudes de débauches et d'intempérance,

et dont la maison située dans le village de Keryaouenne n'était séparée de la sienne que par une aire à battre.

 

Les époux Bodéré vivaient en très-mauvaise intelligence, car la femme avait besoin d'argent

pour satisfaire ses goûts de débauches, et le mari se refusait à lui en donner.

 

Le 29 septembre dernier, l'accusée ayant eu une discussion avec son mari à ce sujet, lui dit, dans un moment d'emportement : Je paierais bien un litre d'eau de vie à celui qui le tuerait.

 

Le 2 octobre, dans la matinée, Bodéré se rendit dans le cabaret des époux Séven,

au lieu de Lestréguillou en Plomeur, afin d'y conclure un marché ; il y resta tout le jour.

 

Vers onze heures ou midi, sa femme se rendit elle-même au cabaret Séven,

y acheta une livre de farine et demanda à son mari la clé de son armoire.

 

Vers quatre heures et demie du soir, la femme Bodéré, qui était rentrée à son domicile,

pria Le Goff de l'accompagner chez Séven afin d'y chercher son mari qui s'y trouvait encore.

 

Tous deux se rendirent au cabaret et y arrivèrent vers cinq heures.

 

À leur arrivée, Bodéré était ivre et dormait.

 

Ils le firent boire encore ;

puis tous trois quittèrent le cabaret vers 6 heures et prirent la direction de Keryaouenne,

la femme Bodéré, et Le Goff soutenaient Bodéré chacun par un bras.

 

À partir de ce moment, on ne revit plus Bodéré.

Seulement, vers 7 heures du soir, le nommé Jean Le Corre,

passant près de la route de Gouesnach,

à 1350 mètres du cabaret de Séven et non loin de Keryaouenne, aperçut un corps étendu à terre et deux personnes qui s'enfuyaient.

 

Son cheval fit un écart et il ne put le faire passer qu'avec difficulté ; croyant qu'il était en présence d'un homme ivre,

le témoin s'éloigna sans soupçons

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Le lendemain matin, vers 6 heures, on trouva à cet endroit même, le cadavre de Bodéré.

 

Ce malheureux était étendu sur le dos ;

la tête complètement broyée et méconnaissable reposait dans une mare de sang.

 

Auprès du corps se trouvaient deux pierres ensanglantées :

l'une pesant 12 kilogrammes 700 grammes et l'autre du poids de 1600 grammes environ.

 

Dans la poche droite du gilet de Bodéré on trouva un morceau de pain contenant une substance

qui parut être du sulfate de cuivre.

 

Il était évident que cette mort était le résultat d'un crime,

et les soupçons se portèrent immédiatement sur Le Goff et sur la femme Bodéré

qui étaient les dernières personnes avec lesquelles on l'eût vu dans la soirée du 2 octobre.

 

Cette femme, invitée à donner des explications au sujet de la mort de son mari,

prétendit d'abord qu'elle était étrangère au crime ;

mais une perquisition faite è son domicile amena la découverte d'une jupe souillée de sang.

 

Cette jupe avait été cachée entre un lit et un banc coffre ;

l'on avait essayé de faire disparaître, avec de la farine, les traces sanglantes qui s'y trouvaient.

 

En présence de ces constatations les dénégations devenaient inutiles,

aussi l'accusée entra-t-elle dans la voie des aveux.

 

Arrêté de son côté, peu d'heures après, Le Goff, chez lequel on trouva une certaine quantité de sulfate de cuivre, protesta d'abord de son Innocence ;

mais depuis il a reconnu sa participation au crime.

 

Les détails fournis par les deux accusés, bien que divergents sur certains points,

ont permis du moins d'arriver à la vérité toute entière.

 

Le 2 octobre, vers 9 heures du matin, la femme Bodéré, qui était résolue à se défaire de son mari,

se fit remettre par Le Goff un morceau de sulfate de cuivre.

 

Dans l'après-midi elle fabriqua un pain ou galette, portant dans le pays le nom de cuigne,

et elle y mêla une certaine quantité du sulfate de cuivre.

 

Dans la soirée, vers 5 heures, Le Goff, qui s'était absenté pendant la journée, étant de retour chez lui,

elle alla le chercher et le décida à l'accompagner à l'auberge de Séven où elle savait devoir retrouver son mari.

Elle lui promit alors une somme de 50 francs s'il consentait à l'aider

à accomplir l'assassinat qu'elle avait résolu : il y consentit ;

elle lui remit 10 francs à titre d'avances.

 

Tous deux se rendirent au cabaret Séven et en sortiront vers 6 heures, après y avoir fait boire Bodéré qui, déjà ivre lorsqu'ils y arrivèrent,

se soutenait à peine au moment du départ.

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Tous trois prirent alors la route de Keryaouenne,

les deux accusés conduisant Bodéré comme s'ils avalent voulu l'empêcher de tomber.

 

Chemin faisant, la femme Bodéré, qui avait partagé avec Le Goff le cuigne empoisonné

au moyen du sulfate de cuivre, en faisait manger à son mari, tandis que Le Goff en faisait autant de son côté.

 

Ils franchirent ainsi une distance de 1,360 mètres, Bodéré tombant et se relevant tour à tour ;

arrivés à l'endroit où le cadavre a été retrouvé, Bodéré tomba une dernière fois.

 

Voyant qu'il ne succombait pas encore et que le poison ne produisait pas l'effet sur lequel elle avait compté,

la femme Bodéré se pencha sur lui et l’étendit sur le dos en disant :

Tu es tombé pour la dernière fois ; tu as bu, tu ne boiras plus.

 

Le Goff et elle se dirigèrent alors vers un tas de pierres, en prirent deux qui ont été retrouvées près du cadavre,

en frappèrent à coups redoublés le malheureux Bodéré, lui brisèrent le crâne et lui écrasèrent la tête.

 

Tous deux ensuite piétinèrent sur le corps ainsi que le constatent les traces des contusions retrouvées

sur le cadavre, et la femme notamment, relevant ses jupes, s'agenouilla sur la poitrine de son mari

et se mit à danser sur le corps pendant qu'avec une pierre elle lui labourait le visage.

 

Ce fut à ce moment que passa le témoin Le Corre.

 

À sa vue les assassins s'enfuiront et regagnèrent chacun leur domicile ;

mais avant de se séparer, Le Goff toucha le prix de son crime, et la femme Bodéré lui remit encore dix francs.

 

Pendant la nuit, le plus jeune des enfants de l'accusée, âgé de six mois,

mourut d'une affection qui parait avoir été causée par le manque de soins et de nourriture.

 

Le lendemain matin, Le Goff se rendit à Pont-l'Abbé et dépensa, dans divers cabarets,

une partie de l'argent que lui avait remis la femme Bodéré.

 

Les experts qui ont analysé le morceau de pain empoisonné trouvé dans la poche de la victime,

ont déclaré que le pain entier devait contenir

une quantité de sulfate de cuivre suffisante pour donner la mort à quinze ou vingt personnes.

 

Les matières trouvées sur l'estomac de Bodéré ont été soumises à une analyse chimique minutieuse

qui a permis d'y découvrir une certaine quantité de sulfate de cuivre indiquant clairement

que ce malheureux avait mangé une assez notable quantité du pain empoisonné.

 

Il est donc établi que Le Goff et la femme Bodéré, après avoir tout d'abord recouru à l'empoisonnement,

ont ensuite assassiné leur victime en lui écrasant la tête.

 

Chacun des deux accusés, tout en avouant les faits,

cherche à faire poser sur l'autre la plus grande part de responsabilité.

 

Ni l'un ni l'autre n'a donné la moindre marque de repentir ou de remords.

 

Le Goff reconnaît que l’appât de la somme promise l'a seul déterminé à participer à un aussi horrible forfait.

 

En conséquence, etc…

 

Après la lecture de l'acte d'accusation,

l'interprète en traduit le dispositif à la femme Bodéré, qui ne comprend pas le français.

 

Avant que M, le président ne donne la parole à M. le procureur de la République, M. Durest-Le Bris,

défenseur de la veuve Bodéré, se lève et annonce qu'il se propose de demander à la Cour le renvoi de l'affaire

à la prochaine session des assises.

 

À cet effet, il dépose les conclusions suivantes, dont il est donné lecture :

« Attendu qu'il importe de constater quel était l'état mental de la femme Bodéré au moment où elle a tué son mari ;

« Que la défense entend soutenir que l'acte qui lui est reproché a été accompli sous l'empire d'une folie instantanée,

et qu'elle ne saurait dès lors être responsable d'un fait dont elle n'a pu avoir conscience ;

« Que l'état mental de l'accusée n'a pas été suffisamment recherché dans l'instruction ;

« Et attendu qu'il résulte pour la défense de certains points de procédure, que l'accusée pouvait,

au moment où le fait incriminé a été commis, n'avoir pas eu la liberté entière de sa conscience ;

« Que dès lors la responsabilité du crime ne peut également peser entièrement sur elle ;

« Par ces motifs, plaise à la Cour :

« Renvoyer l'affaire à la prochaine session ;

« Ordonner que, par des médecins commis par elle, il sera recherché quel était l'état mental de l'accusée

au moment où Bodéré a été tué ; si elle pouvait à ce moment avoir la conscience exacte de ses actes,

à ce point que la responsabilité puisse peser sur elle tout entière ;

« Nommer un des Messieurs les juges du tribunal, qui sera chargé de recevoir les dépositions des témoins

qui lui seront désignés par la défense. »

 

M. Durest-Lebris, développant ses conclusions, dit, que si il lui est permis de parler de ses impressions personnelles, la physionomie de l'accusée lui a paru étrange.

 

Y a trouvé dans la procédure certains passages qui font naitre des doutes sérieux

sur l'état mental de la femme Bodéré, et il croit qu'on ne s'est pas assez préoccupé de rechercher quel il était.

 

Il cite les dépositions qui paraissent établir que, peut-être,

cette femme n'a pas le plein et entier usage de ses facultés.

 

M. le maire de Penmarc'h, entendu à l'instruction, connaît très-peu l'accusée ;

il a cependant entendu dire qu'elle a une intelligence très-bornée ;

un autre témoin a déposé que cette femme cherchait souvent dispute à son mari, et qu'elle n'était pas trop sage ; d'autres témoins attestent qu'elle est dépourvue d'intelligence.

 

S'il y a un doute à cet égard, dit le défenseur, l'examen par les hommes de l'art viendra le dissiper ou le confirmer,

et alors seulement le jury pourra décider en toute sécurité de conscience.

 

M. le président fait demander à la femme Bodéré si elle comprend les conséquences

que doit avoir le renvoi du jugement.

 

Elle déclare les accepter.

 

Le Goff, au contraire, insiste pour être jugé à cette audience.

 

M. Terrier de Laistre, procureur de la République, prenant ensuite la parole,

dit que cette affaire parait trop grave pour que la défense puisse être contrariée dans ses moyens.

 

Il y a cependant dans les conclusions de l'avocat une sorte de reproche à la justice,

qui n'aurait pas fait tout ce qui était nécessaire, auquel il se réserve de répondre plus tard.

 

Si certaines impressions ont pu faire croire que l'accusée, sans être folle,

fût atteinte d'une certaine bizarrerie d'esprit, son interrogatoire démontre qu'elle a l'usage de toutes ses facultés.

 

Mais, ajoute-t-il, il faut que la conscience du juge soit éclairée, et du moment qu'il peut supposer

que des doutes pourraient subsister, il ne s'oppose pas, et au besoin se joint à la défense pour réclamer l'enquête.

 

Conformément aux conclusions du défenseur de l'accusée, la Cour, après en avoir délibéré,

a rendu un arrêt, par lequel elle a prononcé le renvoi à la prochaine session.

 

Par le même arrêt, elle a désigné MM. le docteur Baume, directeur de l'asile des aliénés de Quimper ;

le docteur Cosmao-Duménez, de Pont-l'Abbé et le docteur Daniel, de Brest,

pour procéder à l'examen de l'étal mental de l'accusée.

 

Ces experts devront rechercher quel est aujourd'hui l'état de la femme Bodéré,

et autant que possible, quel était cet état au moment où le crime a été commis.

 

M. le Président du Tribunal civil de Quimper est délégué à l'effet de recevoir leurs déclarations,

ainsi que le rapport qui sera dressé de leurs opérations.

 

La Cour a déclaré, en outre, qu'il n'y avait lieu d'autoriser l'audition d'autres témoins.

 

L'audience, commencée à 10 heures a été levée à 11 heures ½.

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ASSISES DU FINISTERE.

Présidence de M. ALLAIN.

Audience du jeudi 8 avril

 

1° Bodéré, Marie-Jeanne, femme Bodéré, cultivatrice, âgée de 22 ans, née et demeurant à  Penmarc’h ;

2° Jean Le Goff, cultivateur, âge de 18 ans, né et demeurant à Penmarc'h,

accusés de crimes d'empoisonnement et d'assassinat sur la personne de Bertrand Bodéré.

 

Le retard de trois mois qu'a subi cette affaire, n'a point lassé la curiosité du public.

 

À l'heure de l'ouverture de l'audience, l'enceinte se remplit, et jusqu'à la fin de l'audience,

la foule n'a fait que s'accroître.

 

Un piquet d'ordre, avait été spécialement requis pour la circonstance,

et le plus parfait silence n'a cessé de régner pendant les débats, qui, commencés à 10 heures du matin,

n'ont été terminés qu'à 8 h. ½ du soir.

 

À 10 heures, et avant l'entrée en séance de la Cour, les deux accusés sont introduits.

 

Leur attitude diffère peu de ce qu'elle était à la précédente session.

 

La femme Bodéré se tient, en quelque sorte accroupie sur le banc des accusés,

les coudes appuyés sur les genoux et le visage caché dans un mouchoir ;

ce n'est guère qu’à l'heure où le jury a rapporté son verdict,

qu'on l'a vue se départir de cette altitude et laisser entrevoir ses traits.

 

C'est, du reste, une physionomie inerte, répugnante, et où l'intelligence parait absente.

 

Quant à Le Goff, il parait plus préoccupé de sa situation qu'au mois d'octobre ;

ses traits sont pâlis et il a perdu le ton d'assurance qu'il avait autrefois.

 

Sur une petite table, devant la Cour, sont placés deux pierres, qui ont servi à commettre l'assassinat,

une petite boite renfermant un morceau du cuigne empoisonné dont les accusés ont fait manger

une partie à Bertrand Bodéré, deux petits flacons renfermant les résultats de l'analyse

que les experts nommés par la justice ont faite des intestins de la victime.

 

À terre, est un sac renfermant, outre les effets de la victime,

ceux dont les assassins étaient porteurs au moment du crime, et qui ont été saisis.

 

À 10 heures 5 minutes la Cour entre en séance.

 

Maître Durest-Le Bris et Maître de Chamaillard, fils,

reprennent au banc de la défense la place qu'ils y occupaient au mois d'octobre.

 

Les deux accusés ne comprenant pas le français, M. le président fait prêter serment à l'interprète,

et après les formalités d'usage, il est procédé au tirage au sort du jury

et à la prestation de serment des membres qui le composent.

 

Ensuite, M. le président fait prévenir les accusés d’être attentifs à ce qu'ils vont entendre.

 

M. le greffier donne lecture de l'arrêt de renvoi de la Chambre des mises en accusation de la Cour de Rennes

et de l'acte d'accusation que nous avons déjà publié, et que nous croyons pouvoir nous dispenser de reproduire.

 

Il en résulte, comme on sait, qu'après avoir recouru au poison pour se délivrer de Bodéré,

les accusés l'ont achevé en lui écrasant la tête.

 

Ces tragiques détails vont se retrouver, d'ailleurs, dans les interrogatoires que nous allons résumer ci-après :

 

Un seul des témoins, retenu par la maladie, ne se présente pas à l'appel de son nom.

 

Il est décidé qu'il sera passé outre aux débats.

 

M. le Président interroge l'accusée qui ne répond pas d'abord â ses questions.

 

Sur ses instances, cependant, elle se décide à rompre le silence dans lequel elle semblait vouloir se renfermer.

 

D. Depuis quelle époque êtes-vous mariée et quels sont les faits relatifs à votre mariage ?

 

R. Il y a cinq ans que je me suis mariée.

C'est malgré moi, et sous la pression qui a été exercée sur moi, que j'ai épousé Bodéré qui, s'il était bon pour les autres,

ne l'a jamais été pour moi.

Il buvait et mangeait tout notre bien au point qu'il n'y avait pas d'argent pour donner à manger aux enfants.

 

D. En supposant que cela soit vrai, comment se fait-il que le dernier, qui n'avait que 5 mois et pour la nourriture duquel

il n'était pas besoin d'argent, soit mort d'inanition ?

 

R. Non, car s'il en était ainsi, il n'aurait pas vécu 6 mois.

 

D. Vous preniez l'argent de la maison pour vous enivrer et vous faisiez d'assez longues absences.

Dans l'instruction vous avez reconnu que vous étiez allée, à un jour donné, au Guilvinec

et que vous vous y étiez livrée à la prostitution ?

 

R. Non ; il m'est arrivé de ne pouvoir rentrer à la maison, mon mari m'en empêchait.

 

D. Quelles étaient vos relations avec Le Goff ?

 

R. Elles étaient telles qu'elles peuvent exister entre membres d'une même famille.

 

D. Vous aviez de la haine contre votre mari et vous aviez depuis longtemps le projet de le tuer ?

 

R. Il n'y avait pas longtemps.

 

M. le Président appelle l'attention des jurés sur cette réponse qui contient l'aveu de la préméditation du crime.

 

D. Le 29 septembre, à propos d'une querelle sans importance, n'aviez-vous pas dit :

« Je donnerais volontiers un litre d'eau-de-vie à celui qui tuerait mon mari, »

et n'avez-vous pas demandé, le 1er octobre, du sulfate de cuivre à Le Goff ?

 

R. Je n'ai pas tenu le propos qu'on m'impute ; le sulfate de cuivre m'a été donné par Le Goff, sans que je le lui demande,

le 2 octobre.

 

D. Vous avez emprunté une poêle pour faire votre cuigne, et quand vous l'avez rendue,

elle était brûlée et portait des aspérités indiquant qu'on en avait fait mauvais usage ?

 

R. J'ai emprunté une poêle à Jeanne Durand ; je l'ai rendue dans l'état où je l'ai reçue.

 

D. À quelle heure êtes-vous allée au cabaret Seven où était votre mari, et qu'y avez-vous fait ?

 

R. Je suis allée à 11 heures chez Seven voir si mon mari y était. 

J'ai fait le gâteau à 2 heures, et à 5 heures, Le Goff et moi, sommes retournés chez Seven ; Le Goff m'y a devancée. 

Nous avons bu avec mon mari et c'est moi qui ai payé ainsi que Le Goff.

 

D. D'où venait l'argent que vous aviez et à quel moment en avez-vous donné a Le Goff ?

 

R. À 11 heures j'avais pris l'argent que mon mari avait sur lui ;

je n'ai pas dit à Le Goff que je lui donnerais 50 fr. s'il tuait mon mari.

 

D. Qu'avez- vous fait en sortant de chez Seven ?

 

R. Tous deux nous soutenions Bodéré par un bras.

À ce moment nous avons partagé le gâteau et Le Goff m'a dit alors : « S'il n'en crève pas, nous lui écraserons la tête. »

Nous avons fait manger du gâteau à Bodéré ;

Le Goff lui en a donné plus que moi ;

je ne lui en ai fait prendre qu'un morceau.

 

D. Quand Bodéré est tombé pour la 3ème fois, n'avez-vous pas dit : « Tu es tombé, tu ne te relèveras plus, »

et ne lui avez-vous pas écrasé la tête avec une grosse pierre ?

 

R. C'est Le Goff qui a laissé tomber la grosse pierre sur la tête de mon mari ;

moi, je ne lui ai donné qu'un coup avec la petite.

 

D. N'avez-vous pas dansé sur lui après avoir relevé votre jupe ?

 

R. C'est Le Goff qui, après avoir placé la grosse pierre sous la tête de Bodéré, a dansé sur lui.

 

M. le Président fait représenter à l'accusée le jupon tâché de sang qu'elle avait au moment du crime

et lui demande si elle le reconnaît.

 

« J'ai vu ce jupon assez souvent, je ne le verrai peut être plus » telle est sa réponse.

 

D. À quel moment avez-vous pris la fuite et que s'est-il passé ?

 

R. Nous avons pris la fuite en entendant venir une voiture ;

rentrée chez moi, j'ai fait souper mes enfants.

Je ne me suis pas couchée, et mon enfant est mort le matin au jour ;

les voisins que j'avais appelés pour lui porter secours, n'ont point voulu venir.

 

Le Goff a tué mon mari parce qu'il avait de la malice contre lui.

 

L'interrogatoire de la femme Bodéré terminé, Le Goff répond à son tour aux questions qui lui sont posées.

 

D. Vous êtes parent de la victime. Comment l'avez-vous tuée ?

 

R. J'étais cousin de Bodéré comme, de sa femme ;

Bodéré n'était pas méchant et je n'ai jamais rien eu avec lui.

C'est moi qui ai donné le sulfate de cuivre, mais je ne savais à quel usage il était destiné.

Quant à Bodéré, je ne lui ai donné qu'un coup.

La femme Rodéré l'interrompant, déclare qu'après le crime, il est venu prendre de l'argent dans son grenier.

 

Le Goff, continuant :

Ma cousine est venue me rejoindre chez Seven et y a fait boire son mari déjà ivre.

Étant là, elle m'a remis 10 fr. sans me dire pourquoi.

 

D. Que s'est-il passé quand vous êtes sorti de chez Seven ?

 

R. Chacun, à notre tour, nous faisions manger à Bodéré du gâteau en le soutenant chacun par un bras.

Je n'ai pas dit « que s'il n'en crevait pas, il fallait lui écraser la tête » mais quand il est tombé pour la 3e fois,

alors sa femme lui a dit : « Tu es tombé, tu ne te relèveras plus. »

Elle a pris deux pierres, et après avoir étendu son mari par terre, elle a laissé tomber la plus grosse sur sa tête.

S'adressant ensuite à moi : « Je t'ai donné 10 fr., il faut que tu frappes aussi »;

j'ai alors lancé la petite pierre, puis nous sommes partis en entendant arriver une voiture.

 

D. La femme Bodéré a-t-elle dansé sur le corps de son mari après avoir placé la grosse pierre sous sa tête.

 

R. Oui. L'accusée interrompant encore Le Goff, dit qu'elle n'a donné qu'un coup et qu'elle ne sait combien Le Goff en a donné, « Il essaie de m'envoyer à la mort. »

 

D. Quelle somme a-t-il reçue après le crime ?

 

R. 10 fr.

 

L'audience suspendue à 11 h. 3/4, est reprise à midi et on procède à l'audition des témoins.

 

M. Le Beurrier, Pierre, maréchal des-logis de gendarmerie, à Pont-l'Abbé, déclare que, le 3 octobre au matin,

il fut prévenu que le cadavre de Bodéré était étendu sur la route.

 

Après les constatations légales, il commença son enquête :

il alla chez la femme Bodéré qu'il trouva à côté de son enfant mort.

 

Elle resta impassible quand on lui annonça la mort de son mari, ce qui éveilla les soupçons.

 

Une perquisition faite à son domicile fit découvrir, entre le lit et un banc-coffre,

une jupe dont on avait cherché à faire disparaître des tâches de sang avec de la farine.

 

Voyant qu'elle ne pouvait plus dissimuler, elle raconta la scène qui s'était passée,

ajoutant que Le Goff avait porté le plus de coups et, qu'après le crime accompli, il était venu à elle en lui disant :

« Tu as de l'argent, tu vas m'en donner ou je t'en fais autant. »

 

Quant à Le Goff, ou ne le trouva pas de suite.

 

Dès le matin, il était parti à Pont-l'Abbé avec deux camarades.

 

Sur la route il s'était arrêté devant le cadavre eu disant :

« il faut avoir bien peu de cœur pour avoir tué un si brave homme.»

 

On l'a trouvé à Pont-l'Abbé ;

il a nié tout d'abord sa participation au crime ;

il disait avoir quitté sa cousine en route avant l'assassinat.

 

Il raconta que, le matin seulement, sa cousine lui avait dit :

« Je viens de tuer mon mari, mais je te donnerai de l'argent si tu ne veux rien dire. »

 

Il avait fait plusieurs dépenses dans la journée.

 

Sur l'interpellation de Maître Durest, le témoin déclare que l'accusée passe dans le pays pour une brute

sans intelligence, méchante ;

on ne dit pas cependant qu'elle ait la tête dérangée.

 

Il a eu l'occasion de causer avec elle pendant 3 jours lors de son arrestation ;

elle n'a jamais varié dans ses réponses.

 

M. Tanneau, Vincent, maire de Penmarc'h, dit que dès qu'il fût prévenu du crime qui avait été commis,

et qu'il eût appris que, la veille, Bodéré était accompagné de sa femme, il n'a pas hésité à l'accuser.

 

Marie-Jeanne Durand, cabaretière à Plomeur, rend compte des visites que lui faisait la femme Bodéré qui, l'interrompant, déclare que c’est là un faux témoin « qui donne de l'eau en guise de liqueur à ses clients. »

 

Jean Le Corre.,74 ans, menuisier à Penmarc'h, est le témoin qui, passant en voiture,

a fait fuir les assassins que sa vue déjà affaiblie ne lui a pas permis de distinguer.

 

Passant auprès de Bodéré, il n'a pas cru avoir devant lui un cadavre ;

« mon cheval l'a senti mieux que moi, ajoute-t-il, car il a fait un écart. »

 

Jean Cloaroc, cabaretier, a entendu l'accusée dire à son mari :

« Je voudrais que tu sois tué, je donnerais un litre d'eau-de-vie et même deux, pour que tu ne sois pas manqué. »

 

C'est encore là un faux témoin, dit l'accusée, il est cause de ce qui m'arrive et « vend aussi plus d'eau qu'autre chose. »

 

Durand, Joseph, cultivateur, dit que, voisin des époux Bodéré, il peut affirmer que le mari était un homme fort doux.

 

Il n'en était pas de même de sa femme qui abandonnait ses enfants.

 

Daoulas, Édouard, à Plomeur, cultivateur, a vu, au cabaret Seven, la femme Bodéré et Le Goff entrainant Bodéré

à boire de l'eau-de-vie quand il demandait du cidre.

« Si tu ne bois pas d'eau-de-vie, lui disait Le Goff, tu n'auras pas de cidre. »

 

Françoise Couron, femme Salaün, cultivatrice, a entendu Le Goff dire,

quand on lui annonça la mort de son beau-frère :

« Il faut avoir bien, peu de cœur pour tuer un homme comme celui-là. »

 

Jean Le Bec, cultivateur à Penmarc'h, est le témoin qui a informé le maire ;

le cadavre était tellement défiguré qu'il ne l'avait pas reconnu.

 

Jeanne Tanneau, femme Tirilly, cultivatrice à Penmarc'h, affirme que Bodéré était très doux.

 

Le même témoignage est rendu par la femme Marie Durand, veuve Clédou.

 

Une nouvelle série de témoins est entendue.

 

Ce sont MM. les docteurs Deboudt, Cosmao-Duménès, Fatou, Baume, Daniel et M. Jamet, pharmacien.

 

M. Deboudt, chargé de faire l'autopsie de Bodéré avec M. Cosmao-Duménès, rend compte de l'état

dans lequel le cadavre lui a été présenté : la figure complètement broyée et le crâne brisé.

 

Il retrace les opérations auxquelles il s'est livré et qui ont permis d'arriver à constater la présence

de 66 centigrammes du sulfate de cuivre dans les intestins de Bodéré,

dose suffisante pour entraîner la mort, mais qui n'aurait peut-être pas suffi.

 

Il indique également dans quel état d'extrême maigreur il a trouvé l'enfant de la femme Bodéré.

 

Ce n'était plus qu'un assemblage de petits os recouverts d'une peau transparente ;

les yeux étaient excavés, l'estomac très petit, la muqueuse stomachale ramollie, le cœur exangue,

les intestins palis; il présentait tous les signes de mort d'inanition.

 

Il n'a pas eu à déterminer la cause du ramollissement de l'estomac qu'il a constaté, ce ramollissement

pouvant provenir de l'insuffisance du nourriture aussi bien que d'une nourriture trop grossière.

 

Aux renseignements fournis par M. Deboudt et que les dires des autres experts ont confirmé,

M. Cosmao a ajouté des indications sur l'état mental de l'accusée,

qu'il avait été chargé d'examiner à ce point de vue concurremment avec MM. Baume et Daniel.

 

Il a rendu compte de ses visites à l'accusée et des investigations de toute nature auxquelles il s'est livré ;

il résulte de son examen, comme de celui de ses collègues, que la femme Bodéré n'a point agi,

au moment du crime, sous l'empire d'une folie instantanée ;

que cette folie n'a existé chez elle à aucun moment et qu'elle est responsable de ses actes.

 

Toutefois, en mon âme et conscience, a ajouté M.Cosmuo-Duménès, et on dit après lui ses collègues,

il y a lieu de tenir compte d'une bizarrerie de caractère dont l'accusée est atteinte

et qui ne lui permet pas toujours de résister à ses mauvais penchants.

 

Ces derniers témoins entendus, l'audience a été une seconde fois suspendue a 2 h. ¾  pour être reprise à 3 h.

 

La parole a été alors donnée, par M. le Président, à M. le Procureur de la République pour son réquisitoire.

 

Dans la nuit du 3 octobre, a dit le ministère public, au début de son brillant réquisitoire,

on trouvait sur la route de Gouesnach à Penmarc'h, horriblement mutité, le cadavre de Bodéré.

 

Ceux qui, les premiers, l'aperçurent, ses voisins, ses amis, ses parents ne le reconnurent pas tant il était défiguré.

 

Ceux qui l'ont vu comme nous, n'oublieront jamais le spectacle qu'ils ont eu sous les yeux ;

ce n'était pas un cadavre, c'était une bouillie de chair humaine.

 

À côté de lui se trouvaient deux pierres, celles qui frappent vos regards.

 

Après bien des hésitations, on décida que ce cadavre était celui de Bodéré.

 

Quels étaient les assassins ?

 

L'opinion publique désigna immédiatement la femme de la victime, Marie Jeanne Bodéré, et son cousin.

 

L'opinion publique ne s'était pas trompée.

 

Les constatations légales, les dépositions des témoins, les constatations des médecins , les aveux des accusés, tout cela a permis de reconstituer dans ses détails la scène du 2 octobre.

 

Mais avant de retracer les péripéties du drame, M. le Procureur de la République croit nécessaire d'établir

une comparaison entre la victime et ses assassins.

 

Il montre Bodéré bon époux et bon père, trop doux pour imposer ses volontés à sa femme,

se laissant dominer par elle et tremblant sous sa voix, au point qu'un jour,

ayant voulu lui adresser des reproches parce qu'elle avait abandonné ses enfants, elle lui imposa silence.

 

Quant à sa femme, les faits du procès et les témoignages l'ont suffisamment fait connaître ;

ses enfants n'ont pas plus trouvé une mère en elle que leur père n'avait trouvé une épouse ;

méchante, perverse, capricieuse, volontaire, elle n'a qu'une volonté, celle du mal, et qu'un désir,

celui d'assouvir ses passions houleuses.

 

Le Goff offre un contraste saisissant avec elle ;

autant celle-ci est violente, autant il est froid et réfléchi ;

au fond, il y a la même volonté, les mêmes mauvais penchants ; seule, la surface trompe.

 

Son désir est d'avoir de l'argent.

 

Il n'avait pas de motif de haine pour tuer Bodéré ;

il l'a dit et répété ; il n'avait pas d'argent, il n'a pas hésité ;

il a accepté d'abattre Bodéré moyennant 10 fr., comme un boucher accepte d'abattre un bœuf.

 

Le marché fait, il a tendu la main.

 

Du jour où la femme Bodéré a vu que son mari ne voulait plus lui donner de l'argent, elle l'a condamné à mort.

 

Tout indique chez elle cette volonté et sa responsabilité, et dans toutes les circonstances du crime,

que retrace l'organe du ministère public, se trouve établie la préméditation.

 

Quel a été la part de chacun ?

 

Ce qui est établi, ne serait-ce que par leur témoignage,

c'est que tous deux ont frappé après avoir tous deux essayé d'empoisonner Bodéré.

 

Le Goff n'a pas eu, après le crime, cet instant de joie sauvage qu'a éprouvée l'accusée ;

il a su s'éloigner du cadavre alors que celle-ci,

après avoir fait à son mari un oreiller avec la grosse pierre pour son dernier sommeil, a relevé sa jupe,

s'est jetée sur son corps et s'est mise, à danser avec une volupté profonde.

 

Quant à l’enfant de la femme Bodéré, ce que les médecins ont hésité à dire, l'accusation,

en s’appuyant sur les faits, peut le dire avec plus de sûreté : il est mort d'inanition.

 

Tandis que sa mère buvait du l'eau-de-vie, il mourait abandonné.

 

Voilà à grands traits la physionomie de cette affaire qui place deux coupables devant le jury :

une femme de 22 ans et un jeune homme de 18 ans.

 

La même accusation pèse sur les les deux, leur responsabilité est égale.

 

L'accusation qui se lève contre eux est inexorable.

 

Il y a cependant une question grave qui se pose : l'un et l'autre ;

l'un ou l'autre méritent-ils des circonstances atténuantes ?

 

Pour la femme Bodéré, le ministère public n'a pas voulu lui refuser, au moment où il a été demandé,

le bénéfice d'un examen médical qui pouvait, bien qu'il eût la certitude contraire,

la soustraire à la responsabilité qui pèse sur elle.

 

Son opinion a été confirmée par les conclusions formelles des docteurs qui déclarent qu'elle n'est point folle,

mais qu'il y a à tenir compte d'une bizarrerie de caractère qui ne lui permet pas de résister à ses penchants.

 

Cette dernière conclusion n'est qu'une demande de circonstances atténuantes que l'organe du ministère public

a le droit et le devoir de combattre, tout en rendant hommage à la pensée généreuse de ceux qui l'ont présentée.

 

M. le Procureur de la République, en terminant, conjure le jury de n'écouter que la vérité.

 

Si vous pensez que la vérité est que les coupables, que vous avez devant vous,

méritent des circonstances atténuantes, dit-il en s'adressant aux jurés, vous les leur accorderez ;

si au contraire la vérité pour vous est qu'ils n'en méritent pas, vous laisserez passer la justice tout entière.

 

Après le réquisitoire, la parole a été donnée à Maître Durest-Lebris, défenseur de la femme Bodéré, qui,

dans une ingénieuse plaidoirie, a cherché à montrer que l'accusée,

qui ne jouit que d'une intelligence au-dessous de la moyenne, devait, au point de vue de la responsabilité, bénéficier de celle bizarrerie dont parlent les docteurs dans leur rapport.

 

Celle que je défends, dit-il, s'adressant aux jurés, ne m'inspire aucun intérêt ;

je ne suis pas ému et je ne chercherai pas à vous communiquer une émotion que je n'éprouve pas.

 

Ma tâche serait donc bien pénible, si je n'avais pour m'appuyer le rapport des médecins.

 

La pensée, que celle femme ne devait pas avoir sa raison,

lui est venue eu lisant l'acte d'accusation qui l'a glacé d'épouvante.

 

À ce crime dépassant toute mesure, il ne pouvait trouver le mobile ;

si la passion ou la haine pouvait expliquer l'empoisonnement, rien n'expliquait le crime tel qu'il a été commis.

 

Sans être physionomiste, il a pu se faire une opinion en regardant l'accusée dans sa prison ;

il regrette que son attitude à l'audience ne permette pas au jury de lire dans ses yeux

et d'y voir qu'il n'y a chez elle que les instincts de la bestialité.

 

Les médecins à l'examen desquels il a demandé qu'elle fût soumise, ne l'ont pas déclarée folle,

mais ils l'ont placée dans une situation intermédiaire entre la folie et la raison.

 

Maître Durest-Le Bris donne lecture de passages du livre d'Orfila (*) où il est parlé des caractères bizarres,

tels que celui de la femme Bodéré, et où ce docteur exprime cette opinion,

que les êtres atteints de bizarrerie ne peuvent êre déclarés responsables à l'égal des autres.

 

On parle toujours dans ces affaires d'une mesure de grâce qui pourrait intervenir ;

l'avocat demande au jury de prévenir cette mesure et de faire acte de justice en accordant à la femme Bodéré

le bénéfice des circonstances atténuantes.

 

Après Maître Durest-Le Bris, Maître de Chamaillard s'est levé et a demandé également au jury

le bénéfice des circonstances atténuantes eu faveur de Le Goff.

 

Pour lui, il ne saurait faire une déclaration pareille à celle qu'a fait entendre le précédent orateur.

 

Malgré l'énormité du crime, il a pour Le Goff un sentiment de pitié que lui inspire sa jeunesse ;

ayant la tâche de le défendre, il n'a qu'un désir,

c'est de faire partager par le jury le sentiment qu'il éprouve pour l'accusé.

 

Il n'a qu'une chose à demander au jury, c'est qu'il dise, en usant du droit qu'il tient de la loi d'accorder

des circonstances atténuantes, que la peine, dans ce qu'elle a d'excessif, ne sera pas appliquée.

 

Les faits, du reste, sont là qui l'autorisent à faire usage de ce droit.

 

L'affaire ne doit pas être jugée en bloc, et il faut faire la part de chacun des deux accusés.

 

Le Goff est moins coupable que la femme Bodéré, car il n'a pas conçu le crime,

et le sang de la victime, qui n'a pas rejailli sur lui,

indique que ce n'est pas lui encore qui a tenu le premier rôle dans l'accomplissement de l'assassinat.

 

C'est la femme Bodéré qui a eu la pensée du crime ;

elle avait dès longtemps fait connaître son intention ; c'est elle qui est allée chercher Le Golf et a armé sa main.

 

Enfin, animé d'une profonde émotion, le défenseur invoque l'âge de l'accusé,

qui a été entraîné par la fatalité à commettre, du premier coup et sans avoir pu montrer ce dont il était capable,

le plus grand des crimes.

 

il pense, qu'à tous les titres, Le Golf mérite la pitié que lui-même, éprouve.

 

Il est 5 heures quand M. le, président commence son résumé, qui a duré plus d’une heure,

et qui a été écouté dans le plus profond silence.

 

Puis le jury se retire dans la salle des délibérations.

 

Il en rapporte, au bout d'une heure, un verdict affirmatif sur toutes les questions qui lui ont été posées, mitigé par l'admission des circonstances atténuantes en ce qui concerne Lo Goff.

 

Les accusés sont introduits et on leur donne lecture du verdict.

 

M. le Procureur de la République, se lève et requiert contre la femme Bodéré la peine de mort

et contre Jean Le Goff ; celle des travaux forcés à perpétuité.

 

Maître Durest-Le Bris demande alors que la Cour veuille bien lui donner acte de ce que M. le docteur Fatou

a consulté des notes écrites au cours de sa déposition.

 

Acte en est donné à Maître Durest.

 

À la demande faite aux accusés s'ils ont des observations à présenter sur l'application de la loi,

la femme Bodéré répond qu'elle préfère être condamnée aux travaux forcés à perpétuité.

 

La Cour se retire ensuite pour délibérer ; elle rentre en séance après une demi-heure

et prononce un arrêt qui condamne, la femme Bodéré, Jeanne, à la peine du mort et Le Goff,

Jean, à celle des travaux forcés à perpétuité.

 

La foule nombreuse qui était venue pour entendre le dernier mot de cette horrible affaire, s'écoule alors en s'entretenant des péripéties du drame au dénouement duquel elle vient d'assister.

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Veuve Bodéré

Peine de mort commuée en

Travaux Forcés à perpétuité

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(*) Convoi du 1 er septembre 1875

 

Source : bernard-guinard.com

 

Ce convoi conduit en Nouvelle-Calédonie,

en plus du chargement des forçats destinés

au bagne de l'île Nou,

2 Communards condamnés à la déportation dans une enceinte fortifiée, et 17 condamnés eux à la déportation simple à l'île des Pins.

Les déportés quittent Saint-Brieuc pour Brest où ils embarquent sur le Rhin le 1er septembre 1875.

Le navire appareille aussitôt en direction de l'île d'Aix.  Il y charge 400 forçats du dépôt de Saint-Martin-de-Ré.

Le 6 septembre 1875, le navire lève l'encre pour le grand voyage, et se dirige sur Dakar.

Comme la plupart des convois, il fait relâche à dans cette ville, et à Santa-Catarina.


Le navire se trouvant assez près des côtes du Brésil cette fois-ci, les prisonniers tentent une évasion au moyen des barques indigènes.

 

Mais celle-ci est déjouée et son principal meneur, nommé Leroy, sommé de se rendre,

tourne sa rage vers celui qu'il estime responsable de cet échec.

Il assassine ainsi son complice, nommé Pezeux, croyant régler son compte à celui qui l'avait "vendu".

La garde doit intervenir pour mater un début de mutinerie.


Malgré cet incident, le Rhin arrivera à Nouméa le 30 janvier 1876, après un voyage de 146 jours

Jean Le Goff

Départ pour la Nouvelle Calédonie

le 1er septembre 1875 sur le Rhin (*)

Plusieurs réprimandes et punitions en 1875

Évadé le 4 janvier 1886

Réintégré le 5 janvier 1886

Condamné le 11 février 1886

5 ans de double chaînes pour évasion

Commutation de peine

en 20 ans de Travaux Forcés en 1896

Décédé le 24 avril 1907 à 50 ans

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(*)  Mateu Josep Bonaventura Orfila i Rotger, dit Mathieu Orfila, Né à Mahón (Minorque) le 24 avril 1787,

Mort le 12 mars 1853 à Paris

Médecin et chimiste espagnol, naturalisé français en 1818.

Doyen influent de la Faculté de médecine de Paris,

il est un pionnier de la toxicologie médico-légale.

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