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Fenêtres sur le passé

1871 Janvier

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Lettres de Conlie

Source : L'Électeur du Finistère Janvier 1871

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Mardi 10 janvier 1871

 

L'honorable M. de Madec adresse à la Vigie les lettres suivantes :

 

Île Chevalier, le 5 janvier 1871.

 

Mon cher Monsieur,

 

Permettez-moi, au moment où l'on blâme mon ancien général dans plusieurs journaux, de vous adresser,

pour en faire l’usage que vous jugerez convenable quelques notes rectificatives au sujet de ce qui s'est passé

au camp de Conlie et à Yvré-l’Évêque pendant que j'étais sous les ordres du général Kératry.

 

Je vous adresse ce que j'ai vu par moi-même et vous pouvez être certain de la vérité de ce que j'avance.

 

Vous savez, mon cher monsieur, que j'ai bien plus l'habitude de manier le fusil que la plume ;

je vous prie donc d'excuser mon style, et de ne prendre dans ces notes que ce que vous jugerez passable.

 

Recevez, mon cher rédacteur, avec tous mes remerciements, l'assurance de mes sentiments bien dévoués.

 

R. De Madec,

Ancien Capitaine de francs-tireurs de l'Armée de Bretagne.

 

Château de l’Île-Chevalier, 5 janvier 1871.

 

 

Depuis longtemps, je vois blâmer M. le comte de Kératry :

premièrement au sujet de l'organisation du camp de Conlie ;

secondement parce qu'il n'a pas voulu faire hacher 12,000 de ses compatriotes.

 

Permettez-moi donc de rectifier quelques faits et de vous dire ce qui se passait pendant que j'étais sous ses ordres :

D'abord, au camp de Conlie, tous les bons signés d'un chef de corps pour nourriture, équipement,

habillement, paille, etc., étaient immédiatement fournis.

 

Comme nourriture, l'on donnait 400 grammes de viande par jour et par homme,

ce qui faisait pour ma compagnie de 80 hommes, 32 kilos.

 

Vous pouvez vous figurer la soupe que cela faisait, et si jamais la plupart de nos paysans

avaient fait journellement chez eux semblable festin.

 

Je ne parle pas des légumes, ils étaient distribués dans les mêmes proportions.

 

De plus le café chaque matin et un kilogramme de pain par jour.

 

L'on s'est plaint de la boue !

 

Quel est donc le camp, qui après les pluies diluviennes de novembre et le piétinement de 30.000 hommes,

des chevaux et d'une grande quantité de voitures d'approvisionnements,

ne serait pas devenu ce qu'était le camp de Conlie ?

 

Le 24 novembre, quand M. de Kératry reçut l'ordre de diriger 12,000 hommes vers le Mans,

nous étions arrivés seulement de la veille, tous avec des fusils à tir rapide, il est vrai,

mais dont nos hommes ne connaissaient nullement le maniement et que même ils ne savaient pas charger.

 

Pour mon compte, persuadé que nous nous battrions le soir même, j’ai passé tout mon temps,

pendant le trajet de Conlie au Mans à montrer à mes hommes comment charger leur spencer,

passant (le train en marche) de wagon en wagon, au risque de me faire tuer.

 

Bien plus, le bataillon de ligne de ma brigade était presque entièrement composé de jeunes soldats,

qui n'avaient jamais brûlé une cartouche de leur chassepot.

 

Du Mans, nous nous sommes rendu s à pied à Yvré-l’Évêque où nous sommes arrivés à dix heures du soir, éreintés.

 

Voilà donc dans quelles conditions se trouvaient les 12,000 hommes que M. de Keratry avait ordre de mener au feu.

 

En demandant quelques jours pour apprendre à nos hommes à se servir de nos nouvelles armes,

notre général en chef a montré qu’il avait du cœur et qu'il aimait ses soldats.

 

Quant à moi, je serais bien heureux de servir encore sous un tel général, si, après toute l'ingratitude

dont on a fait preuve à son égard, il voulait bien encore consentir à commander les Bretons.

 

Quant au général d'état-major, M. Bouédec, chargé de tous les détails au camp de Conlie

et en plus commandant le camp en l'absence du général de Kératry, assailli de demandes et de réclamations

du matin au soir, il a trouvé moyen de contenter tout le monde.

 

Pour mon compte, il aurait bien pu me renvoyer de son bureau six fois par jour.

 

Tout au contraire il m'a toujours écouté avec bienveillance.

 

Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur, avec mes remerciements, l'assurance de ma considération distinguée.

 

R. De Madec,

Capitaine de francs-tireurs de l'Armée de Bretagne.

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Samedi 14 janvier 1871

 

Le journal « l’Union démocratique » a publié l’article suivant :

 

Les journaux de Bretagne continuent à s'occuper et du camp de Conlie et de la destitution Kératry.

 

L'affaire du camp de Conlie est jugée.

 

La nourriture était bonne, mais le camp était placé sur terrain très boueux et privé d'eau.

 

Il fallait beaucoup de temps pour aller aux vivres et tous nos concitoyens sont d'accord à reconnaître

que sous les autres rapports, le désordre était effrayant, que l’instruction militaire y était nulle

et que les hommes souffraient cruellement du froid.

 

Ce froid en a rendu un grand nombre impropres au service.

 

Alexandre_Glais-Bizoin_(1).jpg

MM. Kérisouët (*) et de Kératry devaient leur procurer des armes,

mais elles ont fait défaut.

 

Toute fois la Loire Inférieure a envoyé quatre bataillons

armés de fusils à tir rapides.

 

Par ailleurs pas de comptabilité, guerre sourde à la République.

 

Nous laisserons de côté ces déplorables épisodes de notre guerre de 1870,

et en faveur de son passé, nous ne reprocherons pas à M. Glais-Bizoin (*)

la ridicule visite et les 21 coups de canon par lesquels cette affaire

s'est terminée.

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M. de Kératry a adressé à « l’Union démocratique » la réponse suivante :

 

Quoique l'affaire soit jugée, j'en appelle de Gallien à Hippocrate.

 

Non, je n'ai jamais été destitué, vous le savez aussi bien que moi :

je me suis retiré volontairement.

 

Oui, il y avait de la boue :

il y en avait aussi aux camps de Châlons, Sathonay et Lannemezan.

 

Est-ce étonnant, quand 50,000 hommes piétinent tout le jour

sur un terrain détrempé ?

 

Non, le camp n'était pas privé d'eau :

en dix jours, y ont été créés des réservoirs donnant 6 litres par homme

et par jour.

 

Quant au désordre, j'espère que nos concitoyens vous démentiront,

et ce sera justice.

 

Pour l'instruction, on manœuvrait trois heures le matin

et trois heures le soir.

 

Les hommes souffraient du froid comme les officiers ;

jamais en aucun camp les soldats n'ont été aussi chaudement pourvus, puisqu'ils recevaient de la paille comme couchage,

ce qui ne s'est fait et ne se fait nulle part ailleurs.

 

Aucun soldat n'a été rendu impropre au service par le froid,

durant ma gestion,

et les situations d'ambulance attestent que jamais armée régulière ou irrégulière n'a compté aussi peu de malades.

 

Ce n'est pas nous qui devions fournir des armes,

mais le comité d'armement, comme le prouvent

ses dépêches répétées et celles de M. Gambetta.

 

Pas de comptabilité !

 

La commission des finances et moi donnons le démenti plus complet

à l'auteur anonyme, et je le défie de prouver

qu'il n'a pas menti en écrivant ces lignes.

 

La comptabilité a été remarquable par son exactitude et son bien trouvé.

 

Jamais un mot de politique n'a été prononcé au camp, qui pouvait renfermer toutes les opinions, mais ne comptait que des soldats.

 

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(*) Ernest, Louis, Marie Carré-Kérisouët

Né le 24 août 1832 à Lamballe

(Côtes d'Armor - France)

Décédé le 16 décembre 1877 à Paris

(Paris - France)

Industriel et homme politique.

Maire de Plémet,

conseiller général des Côtes-du-Nord.

Député des Côtes-du-Nord.

(*) Alexandre Olivier Glais de Bizoin, dit également « Glais-Bizoin »,

né le 9 mars 1800 à Quintin

mort le 6 novembre 1877 à Saint-Brieuc,

Homme politique français,

député des Côtes-du-Nord sous la Monarchie de Juillet, siégeant à l'extrême-gauche

Émile_de_Kératry.jpg

Comte de Kératry

Même défi que pour la précédente assertion.

 

Après ces observations, que reste-t-il de ce méchant article anonyme !

 

Rien, qu'une mauvaise action.

 

Comte DE KÉRATRY

  

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Mardi 31 janvier 1871

 

« L'Avenir de Rennes » publie l'ordre du jour suivant du général de Marivault, relative à l'évacuation du camp de Conlie à l'approche de l'armée prussienne.

 

Camp de Conlie, 11 janvier.

 

ORDRE

 

Recevant l'ordre de porter au Mans mon quartier général,

je laisse le commandement du camp et du personnel présent à Conlie

au colonel Barget, avec tous les pouvoirs

et tous les devoirs d'un commandant de place.

 

Il sera sans cesse en communication télégraphique avec mon état-major,

et, si l'ennemi paraissait en vue du camp,

il se renfermerait dans la redoute fermée, de manière à ne rendre

son personnel qu'à une force imposante, et après avoir fait selon l’inspiration de son honneur, le degré de résistance dont son personnel est susceptible.

 

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(*) Henri Delacoux de Marivault-Emeriau,

né le 22 juin 1821 à Châteauroux

mort le 26 novembre 1910 rue de Logelbach à Paris,

capitaine de vaisseau dans la Marine française

Les malades et les blessés réunis aux baraques ne seraient protégés que par leur pavillon

et par l’honneur militaire de l’ennemi (sic.)

 

Le général commandant en chef les mobilisés de Bretagne,

 

Signé :

DE MARIVAULT.

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La note publiée par notre confrère de Rennes ajoute :

 

Après avoir entendu ce langage, les hommes s'apprêtaient à faire leur devoir.

 

Les Bretons étaient résignés à mourir.

 

Quel autre sort pouvaient-ils espérer, avec la tâche d'arrêter à Conlie la marche des Prussiens victorieux ?

 

Il n'y avait au camp qu'un bataillon d'Ille-et-Vilaine, arrivé la veille, sans armes, et quelques hommes à pied.

 

La redoute qui devait leur servir de rempart, cette redoute élevée à grands frais,

et armée pendant quelques temps de canons formidables, n'avaient plus que quelques pièces sur leurs affûts.

 

À 10 heures du matin le train de Rennes au Mans s'arrête.

 

On y relie le wagon chargé des chevaux et bagages du général.

 

Le train attend le commandant en chef des mobilisés de Bretagne qui va au-devant de l'ennemi.

 

Mais bientôt, à 11 heures, passe celui du Mans sur Rennes.

 

Le wagon des chevaux et bagages du général est déplacé : on le rattache à ce dernier.

 

Qu'est-ce à dire ?

 

Le général déclare qu'il va à Rennes, sur l'ordre de Chanzy (*), mais qu'il sera de retour le lendemain .

 

Le lendemain, 12, à son réveil, le camp apprenait l'accablante nouvelle de la débandade de la Tuilerie.

 

À chaque instant arrivaient des troupes.

 

Le colonel Barget ne disait rien, ne faisait rien.

 

On le cherchait vainement.

 

Le général de Lalande (*) était au Mans, comme tout le monde le sait.

 

Le général Lamartine n’était pas présent à Conlie.

 

À 10 heures, le général Chanzy envoyait l'ordre d'évacuer le camp, décharger les vivres,

de faire partir le personnel et déléguait le général Morin pour venir occuper et défendre la redoute.

 

Les trains se succédaient sans arrêt sur la voie du Mans à Rennes.

 

À 11 heures un officier d'état-major, le commandant Espivan, vint crier au conducteur de l'un d'eux de s'arrêter.

 

Il invoqua un ordre du général.

 

On croit qu'on va pouvoir expédier les vivres, le personnel.

 

Mais le reste de l'état-major de M. de Marivault est à peine embarqué,

que la locomotive fuit déjà à toute vapeur du côté de la capitale de Bretagne.

 

Et les approvisionnements restaient entassés au camp faute de wagons pour les prendre malgré

les télégrammes répétés de demi-heure en demi-heure à l'adresse des gares de Laval et du Mans.

 

Le vendredi, 13, le général Morin, qui avait été prendre les ordres de Chanzy à Domfront,

ordonnait à l'intendance de laisser les vivres au camp, pour le passage des troupes.

 

Elles furent bientôt la proie des fuyards.

 

À 3 heures, le général quittait, en effet, le camp avec tout son monde, abandonnant l'intendance à elle-même,

sans même lui laisser les hommes de corvée nécessaires.

 

Les débandés s'enivraient aux barriques de vin.

 

Des chefs eux-mêmes leur donnaient l'exemple.

 

Il fallut défoncer les barriques pour empêcher les abus dangereux.

 

Ce n'est que dans la nuit du 13 au 14 que l’intendance put enfin commencer le sauvetage

du reste des approvisionnements.

 

Le général Chanzy (*), établi en arrière de Conlie, à Sillé, lui avait fait expédier de Laval une vingtaine de wagons.

 

Mais il ne restait au camp qu'une quinzaine d'hommes pour opérer le chargement.

 

Il fallut abandonner quantité d'approvisionnement de toute nature.

 

Quelques heures après, il était trop tard pour revenir.

 

Nos goums, envoyés en reconnaissance, étaient obligés de faire le coup de feu

avec quelques uhlans sur l'emplacement même

où avaient campé 80,000 hommes de la Bretagne !

 

Ces hommes ralliaient alors, à la débandade,

la capitale de leur vieille et valeureuse province.

 

Tous s'y sont retrouvés.

 

Leurs chefs ne les y avaient-ils pas précédés ?

 

(*) Charles Aimé Marie de Lalande,

né à Poitiers le 26 novembre 1815,

polytechnicien et commandant en retraite titulaire de la légion d'honneur.

Général de brigade au titre auxiliaire le 5 novembre 1870.

 

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Bordeaux, 22 janvier.

 

À M. Fresneau, à Cordanec, près Auray (Morbihan).

 

Monsieur,

 

C’est seulement aujourd'hui que j'ai lu votre lettre du 12 courant au général Chanzy.

 

MM. de Kératry, Carré-Kérizouët et Le Bouëdec jugeront s'ils doivent vous répondre en ce qui les concerne.

 

Quant à moi, qu'ils ont nommé commissaire des vivres de l'armée de Bretagne,

il me convient de rectifier celles de vos allégations qui me touchent.

 

Je suis entré en fonctions le 23 octobre et j'ai quitté le camp de Conlie le 10 décembre en même temps

que le général Le Bouëdec qui avait remplacé M. de Kératry le 26 novembre.

 

Pendant toute ma gestion, il a été distribué à l'armée de Bretagne des vivres de première qualité, de la paille

et du bois, le tout en abondance et avec empressement.

 

Quand le 9 décembre M. Glais-Bizoin a visité le camp de Conlie, il a pu constater, que sur les 40,000 hommes

qui y étaient alors réunis, les ambulances en comptaient moins de 250 !

 

Vous dites, en ton de menace, que vous saurez un jour à quel prix les vivres de l'armée de Bretagne ont été acquis.

 

Je m'empresse de satisfaire immédiatement votre curiosité :

les officiers de tout grade avaient la même ration que les soldats, et chaque ration comprenant :

pain, viande, légumes, vin, café, sucre et sel, a coûté 73 centimes et un quart.

 

Nous avons payé le bois 2 fr. 50 les 100 kilos , distribués aux soldats, la paille de 7 à 10 fr. les 100 kilos,

le foin de 20 à 22 fr. les 100 kilos ; et l’avoine de 18 à 20 fr. les 100 kilos.

 

Si mes assertions ne vous paraissent pas suffisantes,

je vous renvoie à MM. Couosnier, de Rennes, Kerjégu, de Brest, Piedvache , de Saint-Brieuc , et Moro, de Vannes,

qui, sur l'invitation de MM. de Kératry et Carré-Kérisouët, furent délégués par les conseils municipaux

des villes précitées pour contrôler l'administration de l'armée de Bretagne.

 

Ces honorables délégués sont venus au camp de Conlie au moment où M. de Kératry s'en retirait.

  

Tous les marchés passés leur ont été soumis, et ils ont pu faire une enquête sur les soins donnés à leurs compatriotes.

 

Sans doute, le soldat du camp de Conlie a subi, par suite des intempéries, de rudes épreuves.

 

Mais ces épreuves, que partageaient tous les chefs,

étaient une école excellente pour celles plus rudes de la guerre qui les attendaient.

 

Elles étaient de plus, inévitables, à moins que, comme certaines gens peu pressés de chasser l’ennemi,

vous ne soyez d’avis qu’il fallait songer attendre le mois de mai pour songer à le combattre.

 

À mon sens vous n'êtes pas, dans le vrai quand vous dites que la cause de la débandade des bretons, au Mans,

doit être attribuée aux souffrances qui leur ont été infligées à Conlie et vous avez commis une mauvaise action

en cherchant à faire peser la responsabilité d'un horrible désastre sur des citoyens qui ont fait leur devoir

avec la plus entière abnégation.

 

Agréez, etc.

 

H. CHARLON.

 

Ex-commis aux vivres à l'armée de Bretagne, 31, rue Paris, à Marseille.

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(*) Alfred Chanzy,

né le 18 mars 1823 à Nouart Ardennes

mort le 5 janvier 1883

à Châlons-sur-Marne,

général français,

gouverneur de l'Algérie,

député des Ardennes.

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