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Fenêtres sur le passé

1869

Histoire d'une bonne Femme et d'un peu de Guano

Source : L’Électeur du Finistère mars 1869

 

Histoire d’une bonne Femme et d'un peu de Guano

Auteur : Madame Cora Millet-Robinet

 

Depuis bientôt cinq ans, j'ai à mon service une pauvre veuve ayant passé la cinquantaine ; elle est chez moi en qualité de bergère.

 

Dans mon pays, où malheureusement les moutons ne jouent qu'un rôle secondaire parmi le bétail des fermes,

on ne les confie qu'à des jeunes filles, fort ignorantes et fort routinières ;

aussi les troupeaux sont-ils, tant à cause de la mauvaise nourriture que

du défaut de soins, la plupart du temps dans un état piteux ;

ne pensant pas comme mes voisins, soignant beaucoup mes moutons

qui sont de la belle race de la Charmoise, et ayant un troupeau qui passe pour beau, j'avais besoin de deux bergères, celle que j'avais depuis treize ans ne pouvant plus suffire, malgré son habileté,

son savoir et son activité, aux soins qu'exigeaient mes brebis, dont le nombre allait croissant chaque année.

Voici comment ma pauvre veuve est entrée à mon service

 

Elle gagnait chez moi 105 francs, et je devais, à mes frais, faire son bien,

c'est-à-dire donner toutes les façons à son bien,

aux 33 ares de terre labourable que lui avait laissés en mourant son pauvre homme, avec une chétive petite maison entourée d'un tout petit jardin et d'une petite vigne, le tout flanqué d'une grosse dette de 500 francs.

 

La première année qu'elle est entrée chez moi, la pauvre veuve avait un peu

de fumier, parce que, du vivant de son mari, elle avait une vache.

 

Ayant bien fait labourer son champ avec une charrue Dombasle,

porté son fumier, hélas ! bien maigre, semé son blé, elle attendit

que la Providence voulût bien protéger sa petite récolte.

 

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Cora Millet-Robinet

(née à Paris le 28 novembre 1798

et morte à Saint-Benoît près de Poitiers

le 2 décembre 1890) était une innovatrice en agriculture, productrice de soie et auteur.

Elle était l'auteur d'un manuel très populaire sur l'agriculture, la gestion ménagère et la cuisine, connu sous le nom de La Maison rustique des dames.

 

Elle était membre correspondante de la Société centrale d'agriculture de France,

de la Société d'agriculture d'Ille-et-Vilaine

et membre honoraire de la Société d'agriculture, sciences et arts de Poitiers.

 

Le 28 décembre 1884, à 86 ans,

Cora devient la première femme

Chevalier de l'Ordre du mérite agricole.

En 1839 elle est médaillée de Bronze à l'Exposition des produits agricoles

 

Ses livres populaires se concentrent

sur les enfants, sur l'éducation des femmes, et sur le travail en général fait

par les femmes paysannes du XIXe siècle:

la cuisine et le ménage, la gestion des fonctionnaires, la basse-cour avec ses volailles, ses pigeons et ses lapins.

Cette récolte ne fut pas mauvaise :

elle donna 3 hectolitres de froment de bonne qualité.

 

Jamais elle n'en avait tant eu, et elle bénissait la Providence

et sa maîtresse, qui, elle, après la Providence, bénissait la charrue,

car cet instrument avait fortement remué le terre et lui avait donné

une profondeur de terre meuble inaccoutumée ;

bref, la pauvre veuve vendit blé et paille, ce qui lui fît pas mal d'argent ; ce produit, joint à son gage, lui permit de commencer à s'acquitter.

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L’année suivante, après un bon labour d'automne, elle sema de l'avoine d'hiver,

mais celle-ci gela en partie et la récolte fut bien médiocre.

 

Elle vendit encore grain et paille, et l'argent fut de nouveau employé à éteindre la dette.

 

D'après l'assolement triennal qu'elle suivait, la troisième année ne fut pas bonne : c'était l'année de jachère, et,

sans sa vigne qui lui donna assez de vin pour payer les façons et avoir quelques francs de reste,

elle n'aurait rien retiré de son petit bien ;

mais je lui fis bien façonner sa terre, à plusieurs reprises, à la charrue et à la herse : elle reçut une bonne jachère.

 

Quand le moment d'ensemencer arriva, la pauvre femme vint me trouver bien triste :

 

Ah ! Madame, comment faire ?

Je n'ai pas un brin de fumier cette année et bien peu d'argent pour en acheter ; mais ce qui est pis encore,

c'est qu'il m'est impossible d'en trouver seulement un tombereau.

 

Les temps sont bien changés, madame : autrefois on trouvait du fumier tant qu'on en voulait, mais aujourd'hui

tout le monde voudrait en acheter et personne ne voudrait en vendre.

 

Comment faire ?

 

Ma terre est cependant, grâce à vous, madame, en meilleur état qu'elle ne l'a jamais, été ;

mais si j'y mets du blé sans fumier, vaut autant que je le garde dans mon grenier, je ne récolterai pas la semence.

Eh bien, mère Benoît, je vais vous indiquer un moyen, un bon moyen.

 

Ah! Mon Dieu, ma chère dame, comme je serais contente !

Car si vous saviez !

Ceux qui ont vendu les terres à défunt mon pauvre homme me demandent

que je finisse de les payer ; l'époque va bientôt arriver ;

puis je paye cinq du cent, et cela me fait grand tort, je vous assure.

 

Allons, ma bonne femme, ayez confiance en moi.

 

Chère dame, vous ne donnez, à moi comme aux autres, que de bons conseils, dites-moi donc comment faire.

 

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Cora Millet Robinet

Eh bien, mère Benoît, il faut acheter du guano pour fumer votre terre, et vous, récolterez du blé.  

Madame, le croyez-vous ?

 

Puis, si j'achète pour plus de guano que je ne récolterai de blé, je n'en serai pas mieux.

 

Combien donc m'en faudrait-il ?

 

Vous savez que Michel a joliment labouré mon champ et qu'il est en bien bon état.

 

Vous avez 33 ares de terre, mère Benoît, il me reste 120 kilog. de guano de celui que j'ai acheté

pour mes ensemencements, je vous les cède, prenez-les.

 

Vous les ferez répandre sur votre terre après y avoir fait semer le blé, on enterrera le tout à la fois.

 

Et combien ça me coûtera-t-il, madame ?

 

Pas cher, mère Benoît, j'ai payé le guano 38 fr les 100 kilog. ; vos 120 kilog. ne vous coûteront que 45 fr. 50 c.

pour fumer tout votre champ.

Mais, madame, c'est presque la moitié de mon gage de toute l'année !

 

Comment me décider à une pareille dépense ?

 

Et si mon blé ne vient pas, quel tort ça me fera, madame !

 

Il vaudrait peut-être mieux garder mon argent.

 

Comme vous voudrez, mère Benoît ; alors il ne fallait pas me demander un conseil, puisque vous ne voulez pas le suivre.

 

Ah ! Madame, pardonnez-moi; mais, voyez-vous, c'est tant d'argent pour moi !

 

Comme vous voudrez, encore une fois, ma bonne femme.

 

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Cora Millet Robinet

Vous ne m'avez jamais fait que du bien, ma chère dame, sans doute voulez m'en faire encore ;

je vais prendre votre guano, et j'espère que, Dieu aidant, cet argent rentrera dans ma pauvre bourse.

 

En disant ces mots, la mère Benoît s'empressa d'aller me chercher cette grosse somme dans son coffre,

mais elle ne put s'en dessaisir sans verser quelques larmes.

 

Le blé fut semé et le guano aussi, puis du trèfle au printemps suivant.

 

Tout venait à merveille : l'impatience de la pauvre femme était grande ;

enfin, la moisson se fit : le blé était beau, pas versé, mais haut, bien grainé, la paille forte et blanche.

Il a été battu, ce blé ; et la bonne femme en a vu sortir 8 hectolitres de grain nettoyé ; en outre,

elle a eu 750 kilog. de paille, plus les menues pailles, et, enfin, elle a vendu son chaume sur place,

car on coupe encore le blé à mi-paille dans les petites cultures du pays.

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Je n'ai pas besoin d'ajouter combien fut heureuse ma pauvre bonne femme

quand elle vit la grosse somme d'argent qui lui restait et qu'elle devait au guano.

Cette somme fut d'autant plus forte qu'elle n'avait pas à payer les 30 francs

de façons qu'avait reçues sa terre, puisque c'était une portion de son gage;

aussi acheva-t-elle, cette année-là, de se libérer entièrement.

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© 2018 Patrick Milan. Créé avec Wix.com
 

Dernière mise à jour - Mars 2022
 

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