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Fenêtres sur le passé
1820
Une plaisante aventure à Brest

Source : La Dépêche de Brest 29 mars 1895
La collection des Mémoires et Souvenirs publiés par la maison Plon, sur le premier Empire, et qui, depuis l’apparition
des « Mémoires de Marbot », ont obtenu un vif succès, vient de s'enrichir d'un nouvel ouvrage du plus vif intérêt,
« le Journal du général Fantin des Odoards ».
Écrit au jour le jour, et, pour ainsi dire pris sur le vif, avec une précision saisissante par un témoin sincère et lettré, ce journal nous fait suivre toutes les étapes d'un officier de la grande armée,
pendant les guerres épiques du commencement de ce siècle.
Nous courons ainsi, avec les héroïques soldats de Napoléon, à Ulm,
à Austerlitz, à Friedland, en Pologne, en Espagne, en Portugal,
puis de Paris du Niémen, du Niémen à Moscou.
C'est ensuite la retraite désastreuse, puis la campagne de 1823,
puis Waterloo, puis enfin le licenciement de l'armée.
Le journal se termine par la campagne d'Espagne en 1823.
Trois ans avant cette guerre, Fantin, alors colonel,
avait été en garnison à Brest.
Nous détachons de cette partie de son journal le récit suivant :
Brest, 6 novembre 1820.
Cette ville a été le théâtre de la plus plaisante aventure.

Pour l'intelligence de l'anecdote, il faut que je prenne la chose d'un peu haut.
Les journaux ont parlé diversement de scènes tumultueuses qui ont eu lieu à Brest dernièrement,
mais le mal a été fort exagéré par l'esprit de parti.
Tout s'est borné à des rassemblements où le cri de Vive la charte ! a été dominant, à une fête donnée
à un député libéral et à des charivaris exécutés sous les croisées d'autres députés du bord opposé.
Ces derniers étaient des magistrats de haute volée, et sans doute il a été de la dernière indécence de les bafouer ainsi.
Dans cette circonstance, les autorités n'ont pas montré la fermeté nécessaire ;
il aurait été facile d'arrêter un tel scandale dès l'origine, et Brest n'aurait pas eu l'affront d'être signalé
comme une ville rebelle, de voir désarmer sa garde nationale, destituer son maire, son sous-préfet, etc., etc.
Quoi qu'il en soit, le gouvernement, informé de ces désordres, et les croyant sans doute plus graves,
a cru devoir considérer Brest comme un foyer dangereux et y envoyer un gouverneur extraordinaire
avec des pouvoirs très étendus.
Ce personnage a été le lieutenant-général marquis de Lauriston,
lequel a déployé le caractère de lieutenant du roi dans les 12e et 13e divisions militaires, c'est à-dire dans toute la ci-devant Bretagne.
Nous voici à l'origine de l'aventure ;
M. de Lauriston, arrivant à Brest avec autorité sur tous les généraux de terre et de mer, s'attendait à y être logé dans un des hôtels de la marine, magnifiques habitations qui seules pouvaient offrir des appartements convenables à un homme revêtu d'aussi éminentes fonctions.
Il n'en fut pas ainsi. M. le vice-amiral, commandant en chef, et M. l'intendant de la marine ne jugèrent pas à propos de faire place, et le représentant
de Sa Majesté se vit réduit à loger dans une auberge.
Il devait sous cape en conserver de la rancune,
et je pense qu'il n'y manqua pas.

Maréchal Lacques Law Marquis de Lauriston
Il y avait plus d'un mois que ceci s'était passé, et Brest avait joui, pendant ce temps, de la plus parfaite tranquillité, lorsque le télégraphe transmet, un beau soir, cette dépêche :
- M. le général de Lauriston est nommé ministre de la ma... -
Un épais brouillard interposé et plus tard la nuit empêchent le restant de la dépêche de parvenir ;
mais le directeur du télégraphe, dûment convaincu que ce mot tronqué ne peut s'adapter qu'à marine,
court déclarer à M. de Lauriston qu'il a le portefeuille de la marine.
Grande rumeur, grande joie au quartier général.
Il convient cependant d'attendre la fin de la dépêche pour rendre publique la flatteuse promotion.
Le lendemain matin, le télégraphe agite de nouveau ses grands bras, et achevant sa phrase interrompue la veille, dit :
- ison du roi. -
Le directeur traducteur s'arrête à peine à cette finale.
Dans son inconcevable aveuglement,
il se persuade qu'il y a là une légère erreur de signaux ;
et sans hésitation il se hâte d'aller purement et simplement certifier
à M. de Lauriston qu'il est bien réellement le ministre de la marine.
Bientôt la ville entière retentit de l'étonnante promotion.
Les troupes de la marine prennent les armes, vont se former en bataille devant la modeste auberge du nouveau ministre
et abaisser leurs drapeaux devant lui.
Les corps d'officiers des troupes de terre endossent
leur plus bel habit blanc pour la visite obligée de félicitation ;
ceux de la marine revêtent leurs riches uniformes brodés à paillettes ; toutes les autorités civiles, militaires, ecclésiastiques, sont en mouvement, et cette nuée bigarrée va fondre sur l'auberge
du quartier général.

Mais ce n'est plus là qu'est Son Excellence.
Dès le matin, en grand costume, elle est allée s'emparer du beau salon de réception de l'hôtel de la marine,
bien sûre que, cette fois, on ne lui en contestera pas l'entrée ;
et c'est là qu'elle daigne accueillir les compliments de la tourbe de gens de tout état et de toute couleur
qui viennent congratuler, se réjouir du fond de l'âme et présenter des pétitions.
Monseigneur, accoutumé à la représentation diplomatique, et possédant l'aplomb convenable,
reçoit avec dignité les véridiques compliments, exalte la bonté du roi à son égard, promet sa protection,
accueille les demandes, fait espérer à la marine un meilleur avenir,
enfin distribue largement l'eau bénite de circonstance.
Quelle scène plaisante à rendre !
Oh ! Callot, Callot, à qui as-tu laissé tes pinceaux ?
Ce même homme, à qui, peu de jours auparavant, on avait grossièrement fermé l'hôtel de la marine, y tranche du maître maintenant ;
ce même vice-amiral et ce même intendant, qui n'ont pas voulu se gêner
pour un général de l'armée de terre, voient tout à coup leur chef
dans sa personne, et viennent, la figure blême, la démarche incertaine,
le dos arqué, protester de leur parfait dévouement ;
ceux des officiers de marine qui sont aises de la culbute du ministre Portal
et se croient bien placés dans l'opinion de son successeur,
qu'ils ont eu la prévoyance de courtiser, sont rayonnants ;
ceux du parti opposé rongent leur frein et grimacent un sourire
en enrageant de tout leur cœur.

Certes, il y a là un sujet admirable pour la peinture comme pour la poésie burlesques.
Après cette audience d'apparat, deux jours se passent en somptueux dîners donnés et rendus,
et en communications de tous les documents relatifs au service de la marine ;
mais voici venir le second acte ou plutôt la catastrophe.
Il est d'usage que lorsqu'un ministre de la marine vient à Brest pour la première fois,
il prend possession du port et visite la flotte avec beaucoup de solennité.
Au jour marqué pour rendre tels honneurs, les troupes de la marine étaient placées en haie sur la route
que devait parcourir Son Excellence ;
les pavillons étaient déployés, les vaisseaux pavoisés, une myriade d'officiers de marine étaient sur pied
en grandissime tenue ;
les canonniers à leur pièce, mèche allumée, attendaient que Monseigneur mît le pied dans l'enceinte du port
pour le saluer des quinze coups de canon de rigueur ; la ville entière était sens dessus dessous ;
les dames aux croisées, la foule dans les rues.
Mais l'heure s'écoule ;
le ministre et son cortège ne paraissant pas ; d'où provient ce retard ?...
Bientôt on se dit à l'oreille que M. de Lauriston n'est plus ministre de la marine, et bientôt on le dit tout haut.
Le contre-ordre est brusquement donné pour la cérémonie, les troupes rentrent, la mèche est éteinte,
flammes et pavillons disparaissent, et les rieurs ont beau jeu.
Le mot de l'énigme n'est pas difficile à trouver.
M. de Lauriston a été nommé ministre de la maison du roi, et non de la marine ;
le directeur du télégraphe était dans l'erreur, et y avait mis tout le monde ; une estafette, venant de Paris et apportant la vraie nomination palpable, a démontré l'étrange quiproquo, et le château en Espagne s'est écroulé.
On juge de la rumeur, des plaisanteries, des malins quolibets
dont on a salué ce revirement de portefeuilles, de la joie des uns,
de l'abattement des autres, surtout du désappointement de gens
rêvant avancement, tels que deux officiers de marine que le général,
dans son expansive allégresse, avait déjà désignés
pour ses nouveaux aides de camp.
Jamais mystification n'a produit pareil effet.
Il faut avouer que, dans cette circonstance,
la position de M. de Lauriston devenait fort désagréable à Brest.
Tout autre que lui l'aurait empirée en manifestant embarras
et dépit mal plâtrés ;

Pierre-Barthélémy Portal d'Albarèdes
mais les diplomates ont un masque, et bien en a pris à celui-ci.
Il s'est hâté de quitter Brest; mais avant d'en partir, force lui a été d'avaler le calice d'amertume jusqu'à la lie,
c'est-à-dire de recevoir les visites d'adieu, rude corvée pour laquelle il avait besoin de toute sa dissimulation.
Celui qui a pu être témoin de l'audience donnée aux marins, quatre jours auparavant, dans le salon de l'amirauté
et de leur visite de départ reçue dans une auberge, a été à même de faire les comparaisons les plus philosophiques.
Les gros bonnets avaient repris toute leur assurance, et ils appelaient familièrement général
celui qu'ils monseigneurisaient servilement la veille.
Les physionomies allongées s'étaient déridées ; les gaies s'étaient rembrunies.
Ce tableau valait bien l'autre.
Ce pauvre directeur de télégraphe, qui a eu la bonhomie de prendre maison pour marine,
a été destitué pour sa belle équipée.
Le gouvernement a sans doute voulu par-là donner à M. de Lauriston une petite fiche de consolation.
Peu de temps après, suspect de modération, Fantin était lui-même mis en non-activité.