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Fenêtres sur le passé

1764

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Une expédition nocturne à Plounéventer

Source : Le Petit Breton janvier 1925

 

Auteur : Jos Kervigou

 

Autrefois les routes étaient bien moins sûres qu'à présent.

 

Ce n'est pas que le nombre des vauriens ait beaucoup diminué ;

mais les gens qui ont embrassé l'aventureuse profession de voleur

dédaignent désormais d’opérer la nuit sur les chemins.

 

Qui trouveraient-ils à détrousser ?

 

Quelque pochard attardé rentrant de l’auberge, la panse pleine et le gousset vide ; quelque ouvrier agricole, quelque charretier ramenant au gîte

son attelage somnolent.

 

Ces Messieurs préfèrent « travailler » dans les grands centres,

là où tant de richesses s’étalent et s'offrent à portée de la main,

exaltant les convoitises, troublant l'esprit faussé de ceux à qui l'on a trop parlé

de jouissances terrestres, pas assez du devoir, de la probité et de l'honneur.

 

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Louis Le Guennec

Loeiz ar Gwennec , R. Pennanguez ,

L.G. , G.P. , Lohennec , Jos Kervigou

Né le 4 août 1878 à Morlaix

Décédé le 22 septembre 1935

à Quimper

Les larrons d’aujourd'hui sont souvent mieux vêtus, plus élégants, plus « hommes du monde » que vous et moi ;

ils roulent en auto et savent utiliser, pour le meilleur profit de leur industrie coupable,

les derniers perfectionnements scientifiques, les instruments, les armes du plus récent modèle.

 

Jadis, nos ancêtres ne connaissaient pas ces bandes internationales qui besognent tour à tour en France, en Belgique, en Angleterre, en Italie, plus loin encore.

 

Ils n'avaient maille à partir qu’avec des fripons du même coin de pays, presque du même quartier,

pas trop méchants au fond, bornés dans leurs ambitions malhonnêtes,

et qui se contentaient de rançonner marchands et pèlerins, au solides foires ou des grands pardons,

ou d'aller « effondrer » la porte de quelque maison isolée, pour s’emplir jusqu’à éclater, à la clef des futailles,

d’un mauvais cidre dont, par malice pure, ils laissaient ensuite courir le reste.

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Cette ordonnance fut remise, pour l'exécuter avec célérité, à Jean-Ronan-Louis Bourven, général et d'armes

(quelque chose comme un huissier de première classe, un super-huissier) en Bretagne, attaché au siège de Landerneau.

 

Maître Bourven était l'homme que réclamait une telle mission :

le courage, la décision, la clairvoyance comptaient parmi ses qualités maîtresses.

Sans retard, il s’adjoignit deux sergents de justice, deux « records professionnels » et il se mit en campagne,

à la date du 27 février.

 

D’une seule étape, la petite escouade — quatre hommes et un... général — gagna le Faou,

distant de quatre lieues de Landerneau.

 

Là, Bourven, s'étant informé si trois paysans et trois femmes habillés à la mode léonarde n'écumaient pas

les alentours, un quidam qui tint à demeurer anonyme lui révéla que six personnes de mauvaise mine

étaient fréquemment aperçues à l'entrée du Bois-du-Garz, dans la paroisse de Hanvec.

​

Le souvenir de leurs exploits nocturnes survit dans l'appellation significative « Toul-ar-Bac’hadou » (le Trou des Tripotées) ;

« Toul-ar-Krogou » (le Trou des « Empoignades ») ;

« Toul-ar-Laëron » (le Trou des voleurs) ;

« Lan-ar-C'honsorted » (la Lande des Affiliés), etc.,

de certains carrefours mal famés, certains raidillons solitaires, certains plateaux déserts encore hantés de légendes sinistres

qu'on rencontre sur les vieilles grand’routes abandonnées

du Tréguier, du Léon et de la Cornouaille.

 

Vers 1763, l'une de ces bandes pillardes se signala

à l’attention de M. Henry de Kermenguy, procureur du Roi

à Lesneven, par de nombreux vols de chevaux, bestiaux,

denrées et effets divers, aux environs de Landerneau et du Faou.

 

Il la recommanda à Maître Jean-François Maingant,

sénéchal de la principauté de Léon.

Après enquête, celui-ci rendit le 18 février 1764 une ordonnance

de prise de corps contre les gaillards et gaillardes

à conscience large et vertu fragile qui en formaient l’effectif.

 

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Notre brave huissier court aussitôt prendre des informations

près du concierge du château de Kerliver,

ancien manoir devenu actuellement école d'agriculture,

mais demeuré très joliment intact,

avec sa tour d’escalier à porte gothique, son pavillon d'angle,

sa chapelle bordant la cour d’honneur

et les piliers massifs du portail d’entrée.

 

Le concierge, nommé Prigent, répond qu’il a vu plusieurs fois

les rôdeurs en question, d’autant mieux qu’ils s’étaient construit,

au milieu dudit bois, une hutte de branchages,

mais que les ayant menacés, s’ils ne déguerpissaient,

de culbuter leur cabane et de les livrer à la justice,

ils ont plié bagage et sont partis devers Châteaulin.

 

À Châteaulin donc !, crie Bourven à ses acolytes ;

le 1er mars au soir, les pavés ruineux de la vieille cité

de Budic-Castellin et de Saint-Idunet sonnaient

sous le fer de leurs chevaux.

 

Ils avaient passé par le bois du Crannou, et M. de Kerdizien, commissaire de la marine qui y résidait pour surveiller l'exploitation des futaies, leur avait assuré, après interrogatoire de ses gardes,

que ceux qu’ils poursuivaient m’étaient point-là.

 

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Bourven s’aboucha avec les huissiers castellinois.

Il sut d’eux que six vagabonds des deux sexes avaient traversé la ville huit ou dix jours plus tôt,

semblant se diriger vers Carhaix.

Par acquit de conscience, on fouilla inutilement un antique manoir abandonné, situé près du faubourg,

où les vagabonds, truands et mendigots avaient coutume de loger.

 

La cage était vide, et la chasse continua.

Le lendemain 2 mars, rude étape dans les montagnes du Poher pour gagner Carhaix.

Bourven y trouva le sieur Viguier, brigadier de la maréchaussée, qui connaissait « les testes »

et les noms de tous « les associés », Bian, Picart, Roudaut, Colas, mais n’avait pu les rencontrer,

malgré son exacte surveillance, aux jours des grandes foires de Carhaix, Foar Galan-Goan et autres.

Il conseilla de les chercher au pont de Coatoulsac'h, sur la route royale de Morlaix à Landerneau,

où la rumeur publique plaçait le théâtre de « leurs assises ordinaires ».

 

Voilà nos cinq hommes reprenant la piste.

Elle les mène à la Feuillée, puis à Landerneau.

Là, ils se renforcent considérablement de quatre cavaliers

de la maréchaussée et font route sur Saint-Thégonnec.

 

Le fameux vallon de Coatoulsac’h, témoin de tant

de sombres aventures et de terrifiants brigandages,

n'était qu’à une demi-lieue du bourg.

On s'y rendit à pied.
 

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Bourven divisa sa troupe en trois groupes en posta l'un dans une baraque près du pont, plaça les deux autres derrière les talus de chemins creux à proximité, et fit avec eux durant toute la nuit une garde aussi vigilante qu’inutile.

 

D’aucun bandit, nul n’aperçut l’ombre.

 

Seulement à l'aube, quelques marchands passèrent, qui dirent n’avoir point été attaqués,

mais que la semaine précédente un sieur Le Meur, allant porter de l'argent à Morlaix était tombé

au milieu d'une embuscade et n'avait dû son salut qu'à la vitesse de son cheval.

​

Repos à Landivisiau jusqu'à midi.

Le digne « général et d'armes » y est avisé que les vauriens

qu'il cherche sont depuis un an tapis au fond de l’inaccessible lande de Plounéventer, derrière un barrage de fondrières

et de marais si dangereux,

qu'on risque la vie à vouloir les franchir sans guide.

 

D'ailleurs les bandits sont armés ;

leurs femmes mêmes savent manier pistolets et fusils,

et ils inspirent une telle frayeur aux gens du pays

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qu'ils ont obligé les plus riches fermiers de Plounéventer de leur faire construire des cabanes,

et que les deux records de Landivisiau refusent de marcher contre eux avec Bourven et ses hommes.

 

L’idée vint alors à celui-ci de s'adresser à un châtelain du voisinage, M. du Plessis Parscau,

lieutenant des vaisseaux du Roi, qui habite, en la trêve de Saint-Derrien le château de Keryvon.

Ce château existe encore, quoique lamentablement mutilé et converti en ferme.

Ce devait être jadis une très agréable demeure, dans le cadre de ses jardins bordés de douves et d'eaux dormantes,

de ses bois de chênes, de ses longues avenues gazonnées.

 

Un beau-frère de Chateaubriand, le contre-amiral comte Henri-Louis de Parscau du Plessis y est mort en 1831.

C’était le fils de celui qui reçut, à onze heures du soir, le 5 mars, la visite inopinée de Maître Bourven

et de son escouade, à la demande qui lui fut faite de guides et d’assistance pour s'emparer des coquins tapis

dans leurs landiers impénétrables, l’obligeant marin répondit, avec la meilleure grâce du monde

qu'il escorterait lui-même la maréchaussée et qu’il allait avertir deux paysans très au courant des lieux de venir

au château afin de renforcer la troupe, trop heureux, ajouta-t-il, d’être débarrassé de ces misérables

qui mettaient la paroisse à contribution et terrorisaient ses vassaux.

​

Par la froide nuit hivernale et les chemins impraticables,

on se remet en campagne ;

l’on parvient, non sans patauger abominablement,

à la hutte de Picart, voisin d’un grand mulon de paille

d’où s'élance un dogue furieux.

Un homme en chemise émerge à son tour de la paille

et détale à toutes jambes, mais Bourven le rejoint,

le culbute d'un solide coup de trique sur les épaules

et le fait ligoter.

C’est Picart.

On le laisse dans sa cabane sous bonne garde.

 

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À deux heures du matin, on trouve une autre cahute, celle de Bian et de sa femme Anne Méar.

Comme on le sait « déterminé coquin », on tâche de le prendre par ruse,

l'un des paysans, déguisant sa voix, appelle Bian et essaie de se faire passer pour son frète.

Peine perdue !

Le brigand réplique par des injures et la menace d’une balle de fusil.

 

On enfonce la porte au moyen d'un levier de fer.

Bian tente alors de s’esquiver par le faîtage du toit ;

mais aperçu, couché en joue, il doit se rendre et tendre les mains aux entraves.

 

Bourven lui adjoint sa digne épouse qu'il arrache sans galanterie à la tiédeur du lit-clos.

Jusque-là, l’expédition a bien marché, et si l’on peut saisir Colas, le troisième larron, sa réussite sera complète.

 

La petite troupe atteint le gîte dudit Colas.

Bourven heurte à la porte.

C’est un enfant qui répond et qui se prétend seul.

En effet, la tanière est vide.

Le coup de fusil tiré par l’un des cavaliers de la maréchaussée sur Bian aura donné l’éveil à ses occupants,

et ils ont tiré au large.

​

Force est de revenir à la hutte de Picart.

Par acquit de conscience, Bourven fait retourner le tas de paille.

Ses hommes en sorte une grande diablesse de fille en chemise,

qui est la maîtresse de Picart et qui, rageant d’être découverte, éclate en invectives grossières.

Déclarée de bonne prise, on l’attache avec les trois autres captifs et l’on rentre, crotté jusqu’à l’échine, au château de Keryvon,

où M. de Parscau réconfortera sans doute d'un grand feu

et de quelques cordiales bouteilles les braves gens

qui l'ont à peu près débarrassé de ses indésirables voisins.

 

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Après quelques heures d'un repos bien gagné, Maître Bourven donne le signal du départ,

en remerciant le serviable châtelain dont le concours lui a été si précieux.

 

On est au 6 mars.

Les prisonniers sont conduits à Landerneau, où on les met aux fers.

Le lendemain, Bourven leur fait passer les menottes et les mène à Lesneven, à la geôle de la sénéchaussée

et les fait écrouer en recommandant de les nourrir jusqu'à nouvel ordre « au pain du Roy ».

 

Il ne lui reste plus qu’à déposer au greffe son procès-verbal, l’extrait d’écrou, le fusil saisi chez Bian,

la « hallebarde à l'antique » trouvée chez Colas.

 

À 5 heures du soir, le 7 mars, l'expédition était terminée.

D'autres rafles durent suivre, dont nous n’avons pas les détails.

 

En 1766, les prisonniers appartenant à cette bande et à ses filiales étaient au moins une cinquantaine.

 

Entassés dans l’infecte et croulante geôle de Lesneven,

ils profitèrent de leur nombre pour percer les murailles et s’enfuir en partie par l’égout des latrines.

 

Bian, Picart et Colas étaient parmi ceux qui suivirent ce malodorant chemin de la liberté.

Les rattrapa-t-on ?

C’est peu probable.

Tout ce que put faire la justice en condamnant à la potence leurs vingt-deux complices,

par arrêt du 5 décembre 1766, ce fut de décider que les fugitifs seraient pendus en effigie,

au moyen de tableaux suspendus au gibet le long duquel se balanceraient les cadavres

de leurs moins chanceux confrères.

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