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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

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Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n°4

16 mars 1863

 

J’ai reçu hier votre lettre[1] à midi ; ce qui précède vous fera voir quel plaisir elle a dû me faire ; je vous vois tous contents et cela augmente ma joie, surtout parce que je vois maman rassurée sur mon propre compte.

Oui un peu de patience et nous nous reverrons, des deux côtés nous aurons nos beaux moments et nos peines, je m’attends aux fatigues comme aux plaisirs, je ne crois pas être déçu plus tard.

Tout ici continue à me faire attendre de bonnes traversées ; mes rapports avec mes supérieurs et mes égaux sont excellents ; les fonctions que je remplis me plaisent et de plus me rendent fier car elles me forcent à mettre en pratique les théories mathématiques que j’ai mis six ans à apprendre, je ne crois donc pas pouvoir trouver une plus belle occasion de me servir du passé ; vu ces fonctions, j’ai peu de relations avec mes inférieurs, je n’en suis pas trop fâché car j’ai vu au « Louis XIV [2]» qu’à mon âge il était fort difficile de commander à des hommes, de s’en faire obéir et respecter, tout en tenant compte de leur dignité d’hommes.

Avec l’âge, mes idées deviendront, je l’espère, plus justes et quand mes services et l’expérience commenceront à compter je parlerai sciemment et commanderai à mon aise.

 

En attendant je m’apprête à faire mes adieux à la France, demain à cette heure si les vents et le temps sont les mêmes qu’aujourd’hui je l’aurai perdue de vue.

Je la quitterai gaiement parce que dans peu je la reverrai, dans peu je viendrai vous embrasser ; je pars en croyant une chose, c’est que l’aisance qui règne au foyer paternel étant devenue moins modeste, votre santé à tous étant bonne, vous serez heureux pendant mon absence.

Vous savez que mon vœu le plus cher c’est celui de vous voir tels.

 

Mes lettres vous raconteront à peu près tout ce qui m’arrivera, envoyez m’en de bien longues.

Parlez-moi bien de toute notre famille ; dites à Paul[3] et à ceux à qui vous écrivez qu’ils ne m’oublient pas, de mon côté je tâcherai de leur donner quelquefois de mes nouvelles.

J’ai appris avec peine la mort de la tante Germaine.

Dieu soit loué pour l’avoir arrachée à une si pénible existence ; cependant je ne puis m’empêcher de regretter l’affection d’un bon cœur.

Toutes les tantes sont dans des transes mortelles ; je les remercie beaucoup des preuves de bonne amitié qu’elles ne cessent de me donner depuis quelques temps, cependant je voudrais les voir plus rassurées sur mon compte et surtout ne pas trembler pour moi quand le vent souffle à Lunéville.

 

D’abord c’est que quelquefois ce vent qu’elles redoutent ne souffle pas là où je suis et ensuite c’est que s’il souffle, c’est peut être un vent favorable, dans le cas contraire on fait son métier de marin, on met en pratique ce que des millions d’autres ont fait et on s’en tire avec un peu de patience.

 

20 mars six heures et demie du matin.                               

Latitude         42°54 N 

Longitude       14°19 O

 

Nous sommes en mer depuis mardi 17.

Un ordre écrit du préfet maritime de Lorient nous a fait partir ; tout le monde était à bord, les dispositions d’appareillage prises nous avons filé notre corps mort[4], établi nos voiles et le pilote de Lorient nous a conduit hors des passes.

Cette fois le vent était favorable, toutes voiles dehors gonflées par une jolie brise de Nord, la frégate filait six nœuds.

Peu à peu la terre de France disparut ; à six heures du soir on ne la voyait plus.

La mer était belle, tout le monde était à peu près content, quelques-uns faisaient triste figure, la plupart de nos passagères semblaient regretter amèrement la France que quelques-uns ne reverront plus.

 

Pour mon compte j‘étais assez gai, quitter la France quand je suis loin de vous m’est peu pénible ; que nous soyons à cinq cent lieues, à cinq mille lieues ne sommes-nous pas séparés dans un cas comme dans l’autre.

 

Le mal de mer ne se fit pas trop sentir ce premier jour, pour mon compte je n’ai pas trop à m’en plaindre quand nous prenons la mer.

J’éprouve bien un certain malaise mais je résiste et mon mal est très supportable.

Je ne me plains donc pas surtout quand je vois nos passagères couchées sur des bancs sur le pont complètement anéanties.

Ces pauvres femmes sont bien à plaindre, elles commencent cependant à s’aguerrir.

 

J’avais le quart de minuit à quatre heures.

Quand je suis arrivé sur le pont, il faisait calme, nos voiles battaient le long du mât, la frégate roulait assez modérément, le temps était beau.

Vers deux heures la brise au lieu de souffler du Nord se mit à tourner et à deux heures et demie elle soufflait du sud-ouest ; elle fraîchit peu à peu et à quatre heures quand je quittai le quart elle soufflait déjà avec force.

 

Dans la matinée elle forcit et changea encore brusquement pour passer au nord-ouest ; c’était un vent favorable mais nous dansions d’une jolie façon ; vous ne vous faites pas une idée exacte du tapage que faisait le vent dans notre mâture ; les lames venaient se briser sur notre avant et de temps en temps retombaient en grosse pluie sur le pont ; heureusement l’arrière était préservé on pouvait s’y promener au sec.

Si avec ce vent, la pluie s’était mise à tomber la journée aurait été assez triste ; mais le soleil resta dégagé de tout nuage pendant toute la journée.

Monsieur Richy et moi nous fîmes les calculs quotidiens.

Pour mon compte je lui servis peu car je n’avais pas le cœur assez solide pour m’enfermer dans une chambre et manipuler des chiffres pendant une heure ou une heure et demie.

Je me rappelle que nous avions des coups de roulis assez forts pour que de temps en temps nous fussions obligés de lâcher plume et tout pour nous cramponner à la table.

Une fois, entre autres, nous étions debout tous les deux dans le cabinet de travail qui est sous la dunette, tout d’un coup arriva un coup de roulis nous voilà partis contre la muraille, je cherche à le retenir, je le saisis à la taille, la frégate se relève et tombe de l’autre bord nous repartons tous deux contre l’autre cloison, heureusement ça ne dura pas trop longtemps, le bâtiment reprit ses roulis ordinaires, nous pûmes reprendre notre équilibre, je riais comme un fou de voir notre course.

Monsieur Richy n’était pas content parce que ça lui rappelait qu’étant midship[5] sur le Cléopâtre[6] (frégate à voiles qui fit la station des Antilles) dans de pareilles circonstances, tout se promenait dans le poste et que ses collègues, au lieu de chercher à retenir les objets qui couraient ainsi, riaient comme des nigauds et comme moi.

Le soir nous avons fait le quart de huit heures à minuit ; nous avions amené le mauvais temps, nous eûmes la chance de ramener le beau ; à minuit la brise avait molli, la mer n’était plus si grosse, le lendemain matin, il faisait un temps magnifique ; tout le monde venait sur le pont pour prendre un peu d’air, faire les yeux doux au soleil pour l’encourager à se montrer souvent ; sur l’arrière les passagers du carré et du poste, les femmes en petit nombre, sur l’avant les disciplinaires, les colons tout ce monde-là le sourire sur les lèvres.

 

Puis au milieu de tout cela et dans le beau temps comme le mauvais, le matelot courageux et patient travaillant sans cesser, obéissant sans murmurer ; s’il faut monter dans la mâture il n’hésite pas un seul instant ; une écoute de hunier se rompit, c’était au moment où le navire fatiguait le plus, nous avions des coups de tangage fréquents et violents. Immédiatement six ou sept hommes montèrent, vous les auriez vus au bout de la vergue de misaine travaillant tranquillement à réparer l’avarie, puis descendre et venir sur le pont chercher ou attendre un autre travail.

Quelle différence avec les zéphyrs que nous avons à bord, ceux-ci travaillent par boutade, quand ils sont incités.

 

Les matelots travaillent plus également, on reconnaît en eux des hommes patients, habitués à souffrir.

 

Dimanche 22 mars 1863 à trois heures.                             

Latitude         37° 09 Nord

Longitude       16° 20 Ouest

Nous avons une navigation magnifique depuis trois jours, nous courons grand largue ou vent arrière avec jolie brise, une mer magnifique et un soleil splendide.

Nous avons fait en cinq jours ce que d’autres bâtiments réputés bons marcheurs ont fait en huit et dix jours.

Dans trois jours nous verrons Ténériffe.

Notre vie du bord est bien calme et bien tranquille ; pour ceux qui ne font rien et ne savent pas s’occuper elle est insupportable ; toute leur journée est employée à bailler, à dire je m’ennuie, à faire bailler les autres et à chercher à leur persuader qu’ils s’ennuient aussi.

Nous sommes à peu près par le travers du détroit de Gibraltar, et nous commençons à nous réchauffer, nous sommes au printemps, dans quelques jours nous serons en plein été ; nous mangerons des fruits des pays chauds ; je pensais acheter quelques bouteilles de Madère à votre adresse, mais j’ai entendu dire ces jours derniers, que le prix de ce vin était devenu excessif depuis que la maladie du raisin[7] avait décidé les habitants de l’île Madère à arracher tous leurs vieux ceps pour les remplacer par de nouveaux.

Je ferai cependant ce que je pourrai pour vous porter un souvenir de notre relâche aux Canaries.

 

Aujourd’hui on danse, on joue au loto, aux cartes.

Ce matin le Commandant a passé l’inspection, immédiatement après on a donné liberté à peu près complète à tout le monde ; on avait rectifié la voilure ; le vent n’a changé ni de direction ni de force, tout le monde est bien tranquille, nos voiles sont gonflées par le vent et on dirait en les voyant qu’elles ont toujours été là, disposées ainsi, qu’elles y seront toujours tant on est habitués à les voir.

Le pacha (le Commandant) m’a invité à dîner chez lui ce soir ; je vais faire plus ample connaissance avec lui et en même temps avec les produits de son cuisinier.

À propos de cuisine et de nourriture, nous n’avons pas du tout à nous plaindre ; les vivres sont variés et qui plus est nous avons du frais.

Nous avons embarqué des bœufs à Lorient ; et jusqu’ici on en a tué un tous les deux jours.

Le lard salé n’a encore paru que deux fois sur notre table, en ma qualité de Lorrain c’est mon camarade.

Nous avons du vin excellent, c’est du vin de Bordeaux qui a déjà fait le voyage du Mexique.

Vous voyez que sous ce rapport encore je suis heureux.

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Je travaille de façon à occuper presque toute ma journée, ce n’est plus ce travail forcé de collège ou d’école ; je fais ce que je veux, et je ne travaille que des choses intéressantes pour moi, aussi jusqu’à ce jour je ne me suis pas ennuyé un seul instant et en me couchant je me suis endormi content parce que j’avais la conscience nette et que je pensais à papa qui m’a enseigné ce moyen d’être heureux.

Pendant mes quarts de nuit quand je ne cause pas avec mon officier je suis presque toujours en Lorraine, avec vous, avec un membre de la famille chez Cabasse[8], à Metz ; ce sont des souvenirs qui me font passer de bien agréables moments. En pareilles circonstances, je ne m’avise pas de penser au retour, car son éloignement m’attristerait.

 

Quand l’idée d’un séjour au pays me vient en tête, je pense avec plaisir qu’un beau jour j’y retournerai, notre Émile[9] établi dans les pénates paternelles, pater familias et propriétaire. Paul et moi, nous serons fatigués de notre vie de course et quand le gouvernement nous donnera quelques mois de repos nous irons nous refaire chez lui.

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[1] Les lettres et autres courriers destinés à l’auteur arrivaient de Lunéville (Meurthe et Moselle) à l’est de la France.

[2] Louis XIV, voir page 3

[3] Frère ainé de Charles Antoine (1839-1870).

[4] Un corps-mort est une dalle de béton ou un objet pesant en général, posé au fond de l'eau et qui est relié par un filin ou une chaîne à une bouée appelée coffre, afin que les bateaux puissent s'y amarrer.

La présence de ces corps-morts permet un gain de place important dans des ports souvent surchargés, en effet ce système permet de ranger les bateaux perpendiculairement au quai.

[5] Dans la Marine nationale, le plus jeune officier du carré (aspirant ou à défaut officier le plus jeune dans le grade le moins élevé)

[6] La Cléopâtre est une frégate de classe Vénus de 32 canons de la Marine française retirée du service le 31 décembre 1864.

[7] L'insecte responsable du phylloxera est importé par mégarde des États-Unis dans les années 1863-70.

La maladie plonge la viticulture mondiale dans sa première grande crise.

[8] Cabasse, pharmacien à Raon-l'Etape (Vosges), là où les Antoine avaient leur « campagne ». Un des membres de cette famille était à Metz.

[9] Émile Antoine, frère de l’auteur, ne s’est installé en « pater familias » qu’en 1874.

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Frégate Cléopâtre

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