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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

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Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n° 16

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25 Août 1863

 

Le moment du départ approche, hier on a embarqué douze bœufs, aujourd’hui on prend à l’avance quelques dispositions pour l’appareillage ;

la malle doit arriver incessamment.

Quelques heures après son arrivée nous partirons.

Je compte avoir de vos nouvelles et cette fois elles seront fraîches puisqu’elles n’auront qu’un mois de date.

Hier on m’a proposé d’embarquer officier à bord de l’aviso le Lynx ; j’ai hésité un instant mais comme le navire est un bagne flottant et que son Commandant est un vilain bougre j’ai refusé.

La frégate s’encombre de plus en plus ;

nous avons embarqué hier quinze noirs derniers débris de la fortune d’un riche tiatia.

Il les envoie en Calédonie, il eut bien voulu les accompagner mais ses créanciers ne veulent pas le laisser partir.

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Les planteurs de l’île font en ce moment d’assez mauvaises affaires, le sol à force de produire et surtout de produire toujours les mêmes récoltes est complètement épuisé, la canne à sucre est malade.

Les colons ont fait avec leur terre ce qu’ils ont fait avec la canne.

Ils lui ont fait rendre tout ce qu’elle a pu sans jamais songer à l’engraisser un peu ; maintenant elle leur manque.

C’est la ruine de la Colonie ;

j’ai entendu dire que des planteurs formaient le dessein d’aller d’ici à quelques années habiter la Nouvelle-Calédonie. En attendant, ils font des essais, ils cultivent un nouveau plan de cannes venant de Batavia.

 

La corvette la Licorne[1] est revenue de Maurice, elle est mouillée près de nous et attend les ordres de Monsieur Dupré pour aller rejoindre les navires de la station à Tamatave.

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26 Août 1863

 

La malle est en vue, aura-t-elle des lettres pour moi ;

si je savais expliquer les rêves je pourrais peut-être dire que oui ; car avant-hier j’ai rêvé à vous.

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Il paraît que les affaires de Madagascar ne s’éclaircissent pas ;

on dit même que les Anglais débarquent de la poudre et que leur influence dans le pays est telle qu’ils ont pu pénétrer jusqu’à une ville du nom d’Emirn dans laquelle les Français n’ont jamais mis les pieds malgré toutes leurs assiduités.

 

Radama n’est pas mort cependant il n’est plus roi ;

on l’avait mal étranglé, il a été sauvé par un de ses serviteurs qui lui est resté fidèle.

D’après ce qu’a dit le Commandant nous devons partir vingt-quatre heures après l’arrivée de la malle ;

ainsi le vingt-sept nous reprenons la mer.

Nous avons tous suffisance de ce vilain trou de St Denis ;

si on nous avait donné une habitation à terre comme on l’a fait pour le Commandant, nous aurions pu nous y plaire ;

mais quand il faut passer un mois sur une rade sans abri, on préfère être à la mer.

Au moins les voiles appuient le navire et modèrent les mouvements de roulis et de tangage ;

de plus on ne reste pas à ne rien faire pendant de longues heures, on prend intérêt à la route, on est plus distrait par ce qui se passe à l’extérieur, on travaille.

Dans ce moment ce qui m’amuse le plus en fait d’ouvrage c’est l’Astronomie, il y a six mois je ne pouvais parcourir un livre, maintenant c’est ce qui m’occupe.

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Je me porte à merveille ; jamais, je crois, je n’ai été aussi dispo, depuis très longtemps.

Je n’ai pas eu de palpitations de cœur, j’engraisse à vue d’œil, c’est à peine si je puis boutonner presque tous mes effets.

Quand j’arriverai en France, il sera grand temps pour ma garde-robe, elle aura besoin de passer par les mains du ravaudeur car d’ici là, il y aura à refaire bien des bouts de coutures, des boutons à recoudre, des doublures à réparer etc.

Mon linge a été blanchi ici ;

il n’a pas été trop abîmé ;

ce sont les noirs qui lavent après le passage à la lessive, ils prennent une chemise par un bout et tapent de toutes leurs forces sur de gros cailloux en mouillant le linge de temps en temps.

Il est propre mais drôlement éraillé.

Les cancrelats commencent à montrer le nez, il est temps que nous allions passer quelques temps dans les régions plus froides.

 

27 Août.

 

Le courrier est arrivé et je n’ai pas eu de lettre, ç’a été un gros crève-cœur, je comptais en avoir au moins une de vous.

De votre côté vous n’avez pas à vous plaindre, vous aurez reçu trois lettres de St Denis.

Celle de la Renommée a dû vous arriver dans le courant du mois dernier.

La malle annonce la guerre européenne, d’un autre côté un débarquement armé semble très probable à Madagascar ;

le Mexique continue et marche bien ;

il n’y aura donc que la Sibylle qui ne se battra pas.

En entendant parler de toutes ces guerres, j’ai quelques regrets de ne pas être en Europe ;

mon métier n’est pas de transporter des plantes pour le gouverneur de la Nouvelle Calédonie ou des pannetons de boulangers pour Taïti, puisque j’appartiens à la marine de guerre.

 

Je conserve quelque espoir d’arriver assez tôt en France pour être embarqué sur un bâtiment armé.

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Paul doit être bien occupé dans ce moment et fait probablement des plans de campagne, je lui souhaite bonne chance.

Selon toutes les probabilités nous partons aujourd’hui, Dieu merci.

Au revoir, que cette lettre vous trouve en bonne santé et heureux.

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30 août 1863

 

On dirait que la frégate elle-même a peine à quitter Bourbon ; nous sommes partis le 27 au soir ;

arrivés dans l’Ouest de l’île nous avons eu du calme ;

la brise de Sud-Est nous a fait faire une cinquantaine de lieues, puis nous sommes en calme.

J’ai repris mon train de vie à la mer et je m’en trouve fort bien ;

tous les matins je fais mon calcul, dans l’après-midi je travaille un peu et je m’occupe surtout des matières de mon examen de 1ère classe, car il faut commencer à y penser.

Je prends toujours grand intérêt à notre navigation, aussi les calmes me sont-ils insupportables.

La Sibylle a pris un nouvel aspect ;

au lieu d’embarquer trente-trois passagers à Bourbon, nous en avons pris cinquante-six ;

de tous côtés on voit des hommes, des femmes, des enfants noirs, blancs, cuivrés etc.

Il y en a de toutes les couleurs et pour tous les goûts.

On s’aperçoit qu’ils ont habité la Réunion car on voit de simples ouvriers vêtus de redingotes noires superbes, chaussés de souliers vernis.

On retrouve les « tiatias » et leurs habitudes ;

pour vous donner une dernière idée bien nette de la vie de St Denis je vous dirais qu’un contremaître de manœuvre logé, appointé de trois cent francs par mois auquel on fournit le pain ne peut pas vivre deux ans sans contracter de dettes.

Il est marié et sans enfant.

Sa paye disparaît chez les fournisseurs, il faut pour qu’il soit un peu mieux vêtu que ses ouvriers qu’il se mette constamment dans une tenue de grand Monsieur, tant les habitudes créoles sont stupides et empreintes de vanité.

Le Commandant nous a annoncé que nous relâcherions certainement à Rio, nous y serons en Avril ; écrivez moi donc assez tôt pour que j’y reçoive au moins deux ou trois lettres de vous.

Comme il est probable que de Sydney à Rio je n’aurai pas de vos nouvelles, je serai bien content d’en trouver et beaucoup à mon arrivée au Brésil.

 

 

1er septembre 1863

 

Toujours du calme, le tropique du Capricorne nous a joué un tour de sa façon, dans la journée du 31 août au 1er septembre, nous avons fait six ou sept lieues.

Il nous faudra quelques jours, si cela continue, pour arriver à Sydney.

 

 

[1] La Licorne, 1829-1867/93. Corvette de transport. Novembre 1862, St Denis de la Réunion, Juin 1863 Tamatave,

1867 rayée des engagements, 1867 à 93 charbonnière à Brest.

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