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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

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Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n° 12

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7 juin 1863.

 

Comme je l’avais prédit nous n’avons pu partir au jour dit ;

cependant nous étions prêts dès le trois juin et nous nous préparions à quitter Simon’s Bay quand le feu se déclara avec une grande intensité à bord du navire de commerce français, on fut obligé de lui envoyer nos pompes à incendie et une corvée d’hommes.

Le lendemain le feu était éteint et à trois heures de l’après-midi la frégate sous toutes voiles faisait route vers le large.

 

Au moment de notre appareillage le commandant de la frégate anglaise avait fait monter sa musique sur la dunette ; et tandis que nous établissions nos voiles elle nous joua une sérénade, enfin au moment où notre ancre quittant le fond, la frégate abattait sur bâbord, le « Partant pour la Syrie[1] » nous arriva aux oreilles, les anglais nous souhaitaient bon voyage.

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Nous répondîmes à coups de casquette, notre musique estropia le « God Save the Queen » (Dieu sauve la reine), c’est leur chant national.

Quand on le joue dans une promenade ou dans n’importe quel lieu où l’on est correct, tout le monde se découvre et l’on est silencieux.

Nous saluâmes aussi du pavillon on nous répondit aussitôt, enfin il fallait une fin à toutes ces politesses réciproques, il faut convenir que la dernière est restée aux anglais.

Nous avons eu d’excellentes relations avec l’État-major de la Narcisse ;

malgré leur raideur j’ai décidément une meilleure opinion de nos collègues des états-majors anglais, de la marine ceci s’entend.

Pour les « Écrevisses Cuites[2] », les militaires, c’est tout le contraire.

 

Pendant la nuit le calme survint et le lendemain à midi nous fûmes forcés de mouiller, nous laissâmes tomber une ancre à trois lieues de Simon’sBay dans False Bay.

Dans cette dernière rade se trouve un banc de roche nommée le Trident dont la position était douteuse pour nous ; le pilote nous avait indiqué une position tandis que notre carte en indiquait une autre.

On voulut profiter de l’occasion pour vérifier le fait.

Aussitôt mouillé on arma une baleinière, Monsieur Richy et moi, munis de tous les instruments nécessaires, nous partîmes à la recherche.

 

La carte avait raison, pendant tout l’après-midi nous sommes restés à sonder et enfin nous sommes arrivés sur le banc dont la roche en question est une des têtes ; nous ne sommes revenus à bord qu’à la nuit.

Vers dix heures la brise vint à se lever, elle nous conduisait hors de la baie, il fallait en profiter, on fit le branlebas et deux heures après nous étions loin, le calme est revenu depuis mais nous avons perdu la terre de vue, nous ne la reverrons plus avant Bourbon.

Je serai heureux d’y arriver, j’ai hâte d’avoir des nouvelles un peu plus fraîches.

 

J’ai un peu de mal à reprendre mes habitudes de mer, je suis paresseux comme une bourrique.

Je vais me mettre à travailler l’Anglais très sérieusement pour pouvoir le parler à Sidney.

 

Aujourd’hui la brise fraîchit, je crois que nous allons danser non pas au son de la musique, mais au bruit du vent qui siffle dans la mâture en faisant un tapage du diable.

 

14 juin

 

Notre navigation dans l’océan Indien commence mal.

Depuis notre départ de Simon’s bay nous avons eu du calme puis du vent debout et enfin gros temps.

Je ne sais comment sera la suite, j’aime à espérer qu’elle sera plus heureuse ;

quoiqu’il en soit nous commençons cependant à nous rapprocher de Bourbon.

Je me demande s’il faut attribuer à la mer nouvelle que nous courons la disposition d’esprit dans laquelle je suis, je voudrais savoir si elle est cause de la paresse qui m’a gagnée.

Depuis quelques temps, autant j’aimais à m’occuper avant d’avoir touché à la côte d’Afrique, autant cela m’est impossible maintenant, vous devez le voir par mon journal que je n’écris plus si régulièrement.

Du reste j’aurais peu de choses intéressantes à vous raconter, je pense en effet que vous ne tiendriez pas à entendre tous les cancans du bord et il y en a, car il y a des passagers voire même des passagères qui font beaucoup parler d’eux et d’elles.

 

Nous avons découvert qu’un des nôtres, celui de tous qui faisait le plus d’embarras n’était autre chose qu’un voleur; nous l’avons appris par un officier d’administration de la Renommée qui a été le volé.

Malheureusement nous n’avons pu l’apprendre qu’indirectement et les preuves nous ont manqué pour le faire mettre à la porte de notre poste.

Il excitait les autres passagers contre nous et était l’âme des discordes qui nous avaient mis presque à couteaux tirés, depuis l’arrivée de la Renommée il a beaucoup molli et a bien soin de nous éviter tous le plus possible.

J’attends Bourbon avec impatience je pense y trouver des lettres de vous et je me réjouis bien de les lire.

Quand ce cahier–ci vous arrivera nous serons à Sainte-Marie petite île sur la côte Nord-Est de Madagascar, c’est là que nous devons mouiller nos ancres.

Nous serons, dit-on, dans un beau pays très fertile où la vie est à bon compte.

Je ne suis pas en verve, à demain.

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Dessin de Charles Antoine

 

19 juin

 

Tous ces jours derniers nous avons reçu un coup de vent de la partie nord qui nous a fait joliment danser.

 

Ce matin à quatre heures il a enfin changé et est passé à l’ouest.

 

C’est à la suite d’un grain violent qu’a eu lieu ce changement, la pluie tombait par tonnes et le vent soufflait que c’en était une bénédiction, la mer était démontée, mais notre vieille frégate tenait bon et résistait aux éléments ;

notre mâture nous a donné une bonne preuve de sa solidité, elle n’a pas bougé non plus ;

tout d’un coup le calme s’est fait, la pluie a cessé et le beau temps est revenu.

Nos matelots ont beaucoup fatigué ;

dormir cinq heures pendant toute une nuit et passer le reste dans l’eau jusqu’à la cheville à travailler avec résignation et patience, voilà quelle fut leur manière de vivre et de faire.

J’admire ces hommes-là, ils travaillent sans mot dire, de temps en temps un farceur lâche une plaisanterie, on rit un peu et chacun se remet à la besogne.

Sachant qu’une chose doit se faire, ils le font le mieux et le plus vite possible, on est heureux d’avoir à commander à de tels hommes et d’un autre je conçois très bien que pour en avoir le droit un jeune homme qui n’a jamais autant souffert, qui après deux ans d’école se trouve appelé à être le supérieur d’autres plus âgés, tout aussi honorables que lui, que ce jeune homme, dis-je, doit se rendre digne de conduire de pareils gens.

Son travail, sa conduite, son mérite, son honorabilité doivent être exempts de tout reproche.

 

Monsieur Lopez, lieutenant de vaisseau, doit, dit-on, débarquer à Bourbon.

J’ai appris que si on ne trouvait pas d’officier pour le remplacer, je ferais comme chef de quart celui de midi à quatre heures du soir.

 

Aujourd’hui j’ai pour la première fois commandé quelques petites manœuvres pendant que mon officier faisait son calcul, il m’avait laissé à sa place sur le banc de quart, le Commandant m’a fait établir plusieurs voiles.

Depuis notre départ, j’ai eu l’occasion d’apprendre pas mal de choses soit en regardant ce que l’on faisait soit en causant avec les officiers, soit en relisant mes anciens cours de l’École.

J’éprouve un certain plaisir à revoir de temps en temps quelques pages de ces derniers, je n’en prends plus qu’à ma faim, je comprends mieux ce que je lis puisque je le mets en pratique, je m’intéresse beaucoup plus à ce que je vois.

 

Je veux qu’à la fin de cette campagne je puisse faire le service d’officier.

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Atlas National Illustré 1854

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22 juin

 

Nous doublons le cap Fayol, depuis notre départ de Simon’s Bay, le matin nous déjeunons avec du lard et des haricots, le soir nous dînons avec des haricots et du lard.

Nous verrons la terre de Bourbon avec bonheur.

Dans quatre ou cinq jours nous serons au mouillage.

 

Depuis quelques temps j’éprouve le besoin de lire et de lire des ouvrages un peu sérieux ;

je sens que mes idées ont trop de vague et qu’il faut les éclairer sur certains points.

Je vois la nécessité de m’imposer une règle de conduite ;

pour le choix je ne crois pas être jamais embarrassé, j’ai un modèle à imiter, Monsieur Pottier.

Mes relations avec lui me permettent du reste de lui demander avis et des conseils ;

c’est un cœur excellent et celui à qui je peux parler librement à bord.

De ce que je lui vois faire et entends dire, je conclus que tôt ou tard il me faudra être homme, que mon métier m’impose l’obligation d’être bon officier et bon Français.

 

Pour remplir ces conditions il faut être honnête, ferme et courageux, instruit, dévoué ;

je crois que ces qualités comprennent les autres avec elles et que leur assemblage constituent le type de parfait honnête homme que je me figure.

 

Tout ceci doit peu vous intéresser, mais puisque je vous écris un journal il faut bien vous dire ce que je pense, au risque de vous ennuyer quelquefois.

Depuis quelques temps j’ai un peu abandonné le dessin.

Ce qui m’a dérouté, c’est la vue des mauvais résultats auxquels je suis arrivé jusqu’ici comparativement à ce que je vois faire par mon officier de quart.

J’espère cependant le reprendre un jour ou l’autre.

Je suis peiné quand pareille chose m’arrive car je sais que vous aimeriez beaucoup me voir rapporter un album un peu garni.

Du reste j’attribue cela à la cagne générale qui a ralenti mon ardeur en toutes choses pour quelques temps.

Je crois que du jour où je me remettrai à travailler le dessin, il ira de l’avant comme le reste.

 

Je remarque que ces hauts et ces bas dont je vous parle sont toujours arrivés dans toutes les circonstances où je me suis trouvé ;

tout d’un coup et par une cause quelconque j’ai été animé d’une ardeur sans pareille, peu à peu elle s’éteint, je suis dans la torpeur quelque temps et puis je repars.

Entendons nous, je ne parle ici que de la question travail et activité ;

celle affection est toujours au même niveau, quand je n’écris pas c’est par paresse mais non par oubli.

 

Pendant que la page précédente séchait il m’est venu à l’idée de dire à maman que tout mon linge avait été blanchi avec beaucoup de soins à Simon’s town ;

quant au prix le voici : trois schellings (un schelling vaut vingt-cinq sous) la douzaine de pièces, on vient les prendre à bord et on me les rapporte repassés.

Tout a été remis dans mon armoire dans un ordre dont vous ne me croyez pas capable ;

j’ai la prétention d’avoir des armoires qui feraient honneur à la meilleure ménagère.

J’ai été forcé d’élargir deux pantalons qui ne pouvaient plus contenir mon gros ventre, pour l’un d’eux je m’en suis tiré très facilement en le fendant par derrière et en me contentant d’arrêter la fente à une certaine distance.

Je commence à être très fort en ouvrage de couture, en voilà une preuve très concluante.

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Atlas National Illustré 1854

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24 juin 1863, à soixante lieues de Bourbon.

 

Je m’étais bercé de fol espoir, je comptais faire un quart et il paraît que je ne le ferai pas, mais ça m’est fort égal.

 

Depuis deux ou trois jours nous avançons rapidement.

Demain peut-être nous serons au mouillage en rade de Saint-Denis.

À peine arrivés nous serons débarrassés des disciplinaires, de quelques passagers ;

notre poste va faire la perte regrettable de trois des nôtres.

Nous ferons chanter un Te Deum solennel pour célébrer leur départ tant nous serons aises de les voir loin de nous pour toujours.

On commence à sentir que nous arrivons dans les régions tropicales, il fait chaud ;

le ciel est devenu beau, la mer est plate.

 

Nous resterons peu de temps à Saint-Denis[3], nous partirons presque aussitôt pour Sainte-Marie de Madagascar, là nous déchargerons la frégate de la ferraille qu’elle contient.

Nous y séjournerons probablement un mois.

 

Nous allons manger des vivres frais à profusion, ils y sont pour rien ;

mais nous pourrons nous préparer à avoir chaud.

Nous pensons rentrer à Bourbon dans les premiers jours du mois d’août, y rester jusqu’au 20 du même mois et alors partir pour Sidney.

La traversée sera de quarante-cinq à cinquante jours nous y serons donc rendus dans les premiers jours d’octobre ; il est probable que notre relâche dans la capitale de l’Australie soit de huit à dix jours de sorte que nous pourrons être en Calédonie au mois de Novembre.

 

Nous y resterons le moins possible ;

nous irons de suite à Taïti où le commandant à l’intention de rester le plus longtemps possible.

Il est probable que les premiers jours de janvier nous verront à Taïti.

 

Il n’est pas sûr que nous allions à Valparaiso, il est plus probable que nous relâchions à Rio de Janeiro

ou à Sainte-Helen, quel que soit le lieu de la relâche elle aurait lieu en Mars.

Bref j’espère que la Sibylle sera en France au mois de mai prochain, si toutefois les vents lui sont quelque peu favorables.

 

Jusqu’à présent la santé de notre équipage et de nos passagers a été bonne, nous n’avons eu aucune maladie sérieuse sauf celle d’un petit enfant de deux ans et nous n’avons perdu personne.

Au contraire, il nous est né un petit français à Simon’s Bay.

 

Nos matelots sont de braves gens pour le plus grand nombre ;

la discipline du bord est du reste fort lâche, elle l’est peut-être trop, il y a peu d’ordre à bord parce que le second dort beaucoup et ne s’occupe guère du détail qui exige de la part de l’officier chargé une grande activité.

 

[1] Partant pour la Syrie est un chant français composé par Hortense de Beauharnais et écrit par Alexandre de Laborde vers 1807.

Il fut l'hymne national français sous le Second Empire.

(Dans le roman « Une ville flottante »(1871), le romancier Jules Verne évoque, « Partons pour la Syrie » comme hymne national français.

À la fin d'une soirée il est prévu de jouer le « God Save the Queen ».)

[2] Écrevisse de rempart. Fantassin ; [dont l'uniforme comprenait autrefois un pantalon rouge]

(cf. Larchey, Dict. hist. d'arg., 1878, p. 150)

Les « Ecrevisses cuites » sont les officiers de l’armée de terre dont tout l’uniforme est rouge.

[3] Cependant la plupart des importations sont déchargées à Saint-Denis et distribuées ensuite dans le reste de l’île grâce au bornage.

Ce bornage est très important entre Saint-Denis et La Possession, car la montagne rend difficiles les communications entre le nord et l’ouest.

Il s’agit d’un véritable service de bateaux de passage, qui permet ainsi aux gens, comme à certaines marchandises, de circuler plus aisément entre ces deux quartiers.

Le bornage disparaît progressivement avec la construction de chemin de fer à la fin du XIXe siècle.

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