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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

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Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n° 11

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29 mai 1863

 

En rade de Simon’s Bay

 

Ce matin un trois-mâts français la Ville-de-Saint-Denis a mouillé sur rade en provenance de Marseille.

À peine avait-il laissé tomber son ancre qu’il hissait pavillon en tête de grand mât signifiant par là qu’il avait le feu à bord ; je fus envoyé à bord pour lui souhaiter la bienvenue et lui offrir les services du Commandant.

 

Je fus reçu par le Capitaine qui, tout ému, m’annonça qu’il avait un chargement de houille et que depuis qu’il avait doublé la ligne le feu s’était déclaré dans les cales.

Il accepta avec reconnaissance les offres que je lui fis et me raconta ce qu’il lui avait fallu de courage et de sang froid pour faire route dans l’anxiété la plus vive et arriver au mouillage, il a un équipage mal composé, indiscipliné qui ne demande pas mieux de voir le navire perdu, le pauvre homme pleurait en me racontant ses malheurs, il m’a fait beaucoup de peine ;

le Commandant lui a offert nos pompes à incendie, quant à des bras nous ne pouvons pas en donner nous en avons déjà assez peu pour le service de la frégate il nous a été impossible d’en distraire une partie.

 

Maintenant je vais vous conter un voyage que j’ai fait au Cap.

 

À Simon’s town nous n’avions pu trouver à remplacer les médicaments consommés, des fers et différents autres objets, on avait décidé qu’on enverrait la commission d’achat (composée d’un certain nombre d’officiers).

Les personnes désignées étaient le chirurgien major, deux enseignes et le commissaire, le voyage devait se faire aux frais du gouvernement puisqu’il s’agissait de service.

Ces messieurs se dirent que puisqu’il y en avait pour quatre il y en aurait pour cinq et m’offrirent de profiter de l’occasion pour aller visiter la ville du Cap.

Je ne pouvais pas refuser, l’offre était trop aimable et trop avantageuse.

 

C’était d’autant plus tentant que le voyage était arrangé de façon à se trouver au Cap le 26 mai jour où le gouverneur donnait un grand bal auquel nous étions invités et à l’occasion de la naissance de la reine Victoria.

Nous mîmes nos grandes tenues et quelques rechanges dans une grande malle le 25 mai au soir et le 26 mai au matin, après avoir dit adieu à la Renommée qui partait pour la France nous partîmes dans le canot major.

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Une voiture attelée de quatre chevaux nous attendait à terre, à dix heures du matin nous étions en route.

Le voyage fut très agréable, nous fîmes d’abord une partie de la route en suivant le bord de mer, tantôt nous marchions sur des plages magnifiques où la lame en déferlant venait baigner le pied des chevaux, tantôt nous nous trouvions au pied de montagnes élevées et presque à pic, contre lesquelles la mer venait briser.

La seconde partie de la route fut faite au milieu de maisons de ferme, de campagnes, de parcs, nous avons parcouru cinq heures à peu près dans une espèce de faubourg.

Les maisons anglaises et hollandaises sont d’une propreté extérieure très remarquable et d’un confortable qu’on ne trouve que chez nos voisins d’outre-mer.

Heureux de faire un si beau voyage mes compagnons de route et moi nous étions d’une gaieté folle et enchantés de voir une terre cultivée et belle, nous ne nous lassions pas d’admirer la montagne de la table, le pic du diable que nous avions à notre gauche que nous allions tourner pour arriver au Cap.

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COOK TABLE BAY, 1772. Cook's Second Voyage Table Bay, South Africa, November 1772. Oil by

 

COOK TABLE BAY, 1772.

Cook's Second Voyage Table Bay, South Africa,

November 1772.

Oil by William Hodges

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Vers une heure nous entrions en ville, notre cocher nous conduisit à l’hôtel de l’Europe, le maître parle français et nous a fort bien reçu, moyennant dix schellings par jours (un schelling vaut vingt-cinq sous) il se chargeait de nous nourrir de nous servir dans un lieu à part, de nous loger.

Il nous servit à la française et pendant tout le temps que nous passâmes dans son hôtel nous n’eûmes qu’à nous louer de sa complaisance.

 

Aussitôt arrivés nous nous mîmes en quête du commandant qui nous avait devancé et était parti la veille ;

nous profitâmes de nos recherches pour visiter un peu la ville, elle est vaste d’un goût tout à fait européen mais on ne peut pas dire que ce soit une grande ville, elle n’a rien de beau que son jardin botanique et un muséum d’histoire naturelle où se trouvent d’assez belles collections.

 

Au milieu de bêtes, d’oiseaux de toutes espèces, nous avons aperçu quelque chose de très curieux.

 

Je vous le donnerais à deviner en dix mille que vous ne trouveriez pas,

ce sont les bottes d’un postillon[1] français en 1760.

Il faut être anglais pour avoir des idées aussi copieuses.

Ce muséum renferme un échantillon de chacune des espèces de l’Afrique méridionale, j’y ai vu des lions, des tigres, des hippopotames, des léopards, singes etc.

 

Nous sommes revenus dîner et nous nous sommes habillés pour aller au bal du gouverneur, nous y avons fait notre entrée à neuf heures ;

au début nous n’eûmes pas à nous louer de l’amabilité de nos hôtes.

Nous arrivâmes dans un salon antichambre où personne ne nous reçut, nous avions l’air très bêtes et un moment nous eûmes l’envie d’aller nous coucher, la curiosité seule nous retint.

Peu après notre entrée le grand salon s’ouvrit, le gouverneur et sa famille, l’Amiral et la sienne, les hauts bonnets en un mot occupaient le fond du salon, tout le monde se mit à défiler au son du God save The Queen devant les représentants de l’Autorité, et immédiatement on se mit en place pour la contredanse.

Mais dans la société anglaise il faut être présenté à une dame pour danser avec elle nous n’avions donc de danseuses assurées que les filles de l’Amiral Walker que nous avions déjà vues à Simon’s town.

Ces demoiselles furent si bonnes et si aimables pour nous que nous en sommes restés tous presque amoureux, elles nous présentèrent elles-mêmes à leurs connaissances de sorte que nous fûmes lancés dans le haut monde du bal.

Le secrétaire du gouverneur, les officiers de la frégate la Narcisse et le secrétaire du consul vinrent à notre secours et bientôt nous pûmes danser aussi souvent que nous le voulions.

Les danses anglaises sont aussi raides que ceux qui les dansent, on vous envoie des coups d’épaule à vous étendre sur le parquet, c’est ici l’occasion de dire que cela se rapporte surtout aux officiers de ligne anglais dont la politesse frise la grossièreté.

J’ai dansé cinq ou six fois, j’ai causé l’anglais comme un sauvage parle le français, cependant on m’a compris, j’ai compris c’est tout ce qu’il faut.

 

Les dames anglaises ont des manières très cavalières elles viennent elles-mêmes donner des poignées de main aux messieurs, elles vont se promener à la musique avec des jeunes gens ;

je ne veux pas dire cependant qu’elles s’écartent en rien des convenances, l’étiquette anglaise est très sévère et les anglais se formalisent pour rien.

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À deux heures du matin je rentrai à l’Hôtel.

Le lendemain on eut bien de la peine pour me réveiller à neuf heures.

Après avoir déjeuné nous nous acquittâmes des devoirs de la commission.

Les sangsues ne coûtent rien dans ce pays, elles se paient deux Francs la pièce.

C’est un luxe de s’en faire poser une vingtaine, je ne me le passerai pas.

Les achats terminés nous fîmes une grande promenade dans les rues et nous dirigeâmes nos pas vers le jardin botanique, la musique du 11ème régiment y jouait ;

elle n’était pas fameuse (a-t-on dit, moi je n’y connais rien comme vous savez).

Nous eûmes la chance de rencontrer quelques-unes de nos danseuses et entre autres miss Evelyn Walker la plus charmante anglaise que l’état-major de la Sibylle connaisse au Cap, elle était à la promenade avec l’aide de camp de son père et avec le Capitaine de frégate commandant en second de la frégate amirale.

Elle nous sourit très agréablement et fit même un mouvement vers nous comme pour nous inviter à aller lui serrer la main ; il paraît que cela se fait très bien en Angleterre, comme nous ne le savions pas nous l’avons bien regretté.

 

Notre soirée se passa dans une des deux chambres que nous avions prises à l’hôtel, tous les cinq biens gais et contents de nous voir loin du bord pour quelques instants.

Chacun selon son caractère, nous causâmes jusqu’à une heure assez avancée.

Je parle peu et profite de ce que j’entends, ces messieurs ne me voyaient pas pour la première fois et ont bien voulu rappeler pour moi cette règle de la vie entre amis :

c’est qu’elle donne le droit de se taire quand on en a envie et celui de parler et même de babiller quand il vous plaît.

Du reste j’ai remarqué plusieurs fois qu’après des journées où j’ai vu des choses qui m’ont vivement frappé, je suis silencieux et rêveur.

Pour moi un lendemain de bal n’est qu’une répétition (en imagination) de la journée précédente.

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Table Bay

Thomas Bowler

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Jeudi matin 28 mai

 

Nous quittions Table Bay à neuf heures du matin en compagnie du comte Pouget ; le bonhomme c’est ainsi qu’on l’appelle, avait écrit la veille à Monsieur Cloote[2] propriétaire des vignobles si renommés de Constance[3], il lui avait annoncé notre visite.

Ce Monsieur est un hollandais descendant d’un des premiers colons du Cap, il parle fort bien le français, nous aime comme on peut aimer des gens qui passent pour fort polis ;

les états-majors français en relâche soit à Table bay soit à Simon’s bay ne manquent jamais d’aller faire une visite à la famille Cloote et en même temps achètent de son fameux vin de Constance.

 

À neuf heures et demie nous arrivions devant la porte de sa demeure, il nous attendait et vint nous saluer en nous invitant à descendre de voiture, le Commandant nous présenta et on nous fit entrer.

Presque aussitôt on nous conduisit visiter les vignes, les jardins et les caves.

Vous n’en aurez jamais vu comme celles-ci, c’est tenu avec un soin dont est digne du reste le vin de Constance ; les tonneaux sont de véritables meubles.

Un petit nègre tout habillé de noir vint alors prévenir Monsieur Cloote que les dames nous attendaient, il nous invita alors à rentrer et en arrivant au salon nous trouvâmes Mme Henry Cloote femme du fils aîné du propriétaire, Miss Cloote et une autre jeune dame fille aussi de Monsieur Cloote et mariée à un capitaine de vaisseau anglais.

Nous leur fûmes présentés et aussitôt on nous engagea à leur offrir notre bras pour les conduire à la salle à manger.

Un déjeuner très bien servi nous attendait, à la tête de la table et comme un patriarche se tenait Monsieur Cloote vieillard de soixante-dix à quatre-vingt ans puis à ses côtés les enfants, les invités et les petits enfants.

 

J’eus le bonheur d’être placé près de Miss Cloote ;

craignant de lui être insupportable en jabotant un très mauvais anglais je commençai par me taire, mais en aimable personne elle me mit à l’aise en entamant la conversation. elle me dit tout ce qu’une jeune fille aimable peut dire d’agréable, nous n’eûmes pas besoin de parler de la pluie et du beau temps notre conversation resta animée et me fit le plus vif plaisir, elle me demanda comment je m’appelais de quelle partie de la France j’étais, elle fut contente d’apprendre que j’étais lorrain ;

quand elle sut que je faisais mon premier voyage elle me demanda si je n’avais pas éprouvé une trop grande peine en quittant la France et mes parents, bref elle me dit de petits riens mais avec tant de bonté et ayant l’air de me porter tant d’intérêt que j’ai gardé un souvenir excessivement agréable des quelques moments que j’ai passés en sa société.

Les dames se retirèrent, nous ne tardâmes pas à en faire autant et nous nous hâtâmes de les rejoindre au salon.

 

[1] Au début du XVIIe siècle, est apparue la poste (aux lettres) qui était dirigée par le surintendant général des postes.

Les directeurs encaissaient le prix de la lettre qu'ils réclamaient au destinataire.

Les courriers acheminaient les dépêches d'un bureau à l'autre grâce aux relais de la poste aux chevaux.

Ils parcouraient toute la ligne et changeaient de chevaux à chaque relais.

Ils étaient accompagnés d'un postillon chaussé de lourdes bottes et chargé de les guider jusqu'au relais suivant puis de ramener les chevaux « à vide » à leur relais d'origine.

Les relais de poste étaient distants de 7 lieues soit 28 km environ, d'où les fameuses bottes de sept lieues du conte de Charles Perrault, Le Petit Poucet.

[2] La famille Cloote a fait souche en Afrique du Sud mais, en 1864 (bien après le passage des officiers de la Sibylle) les Cloote revendent leurs vignes aux Groot venus d’Angleterre.

[3] Le vignoble Groot appelé aussi Groot-Constantia a seulement 13 hectares et produit de 97 à 143 hectolitres de vin de Constance.

Au 19ème siècle, le célèbre Vin de Constance produit à Constantia dans la région du Cap, se vendait à un prix faramineux et séduisait l’Europe entière, à une époque où les noms comme Lafite et La Romanée-Conti commençaient à peine à acquérir une réputation de qualité.

L’Histoire se rappelle que les têtes couronnées, dont Napoléon lors de son exil à Saint Hélène, buvaient du Vin de Constance.

Son succès s’explique en partie par le fait qu’un grand nombre de navires en route vers l’Europe passaient alors par le Cap.

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