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Fenêtres sur le passé

1938

Le naufrage de l'Étoile Matutine
par Pierre Avez
- Article 1 sur 7 -

 

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Source : La Dépêche de Brest 30 novembre 1938

 

La chaumière était si basse que l'homme dut se courber pour passer le seuil.

C'était une sorte de géant aux bras démesurés, avec des mains énormes, velues, violacées, de véritables mains d'étrangleur, dont il était fort embarrassé dès qu'il avait lâché l'aviron ou la charrue.

De son visage, encadré par la calaboussen, le bonnet bleu percé d'un trou pour la pipe, on ne voyait qu'un nez fortement busqué et des yeux fauves, à l'affût sous l'auvent des sourcils broussailleux, les yeux d'un homme habitué à « faire la guette », pendant de longues heures, parmi les rochers, dans l'attente d'un naufrage.

 

Tout le reste de la figure disparaissait sous le poil.

Le rire seul, affreuse contraction des muscles où les yeux n'avaient point de part, découvrait des lèvres charnues et des dents admirables de cannibale.

 

Le bruit de son sabot contre le pied d'une huche alerta le groupe de veilleurs assis autour d'un feu suffocant de tourbe.

Quelqu'un jeta en guise d'accueil :

« Te eo, Chouan ? » : « C'est toi, Chouan ? »

 

L'arrivant, ainsi interpellé par son surnom, vint s'asseoir sans répondre sur une bille de hêtre et tendit vers le feu ses jambes musclées que le caleçon de berlinge, coupé au-dessus du genou, laissait à découvert.

Quand il fut bien réchauffé, il consentit à exprimer sa satisfaction par une sorte de grognement où ses compagnons devinèrent une allusion au froid pénétrant qui régnait dehors.

Après quoi, il bourra sa pipe avec des débris de tabac à chiquer, l'alluma d'une braise et se renfrogna dans un mutisme absolu.

 

Maintenant qu'il avait retiré sa calaboussen, les reflets mourants de l'âtre accusaient son front bas, son crâne aplati, rasé sur le sommet et encadré, comme d'une crinière, par une abondante chevelure rousse tombant en boucles sur les épaules.

Aux vêtements près, il ne devait pas différer beaucoup de ces hommes des cavernes qui, trente siècles plus affrontaient victorieusement les ours en combats singuliers.

 

Ses compagnons semblaient à peine plus rassurants que lui.

Avares de gestes et de paroles, ils ne tournaient la tête que pour cracher et ne disaient, en leur breton guttural, que les mots nécessaires.

 

Le plus ancien des veilleurs, qui était aussi le plus loquace, (on l'appelait : An tad, le père),

pensa tout haut qu'il avait soif.

À quoi une voix féminine, issue de la pénombre, répondit par l'offre d'une écuellée d'eau.

 

An tad fit la grimace.

 

La voix reprit :

« C'est tout ce que j'ai à vous donner.

Il y a beau temps que le tafia est tout bu.

On dirait que notre côte est maudite :

Voilà six mois qu'il n'y a pas eu de penzé (bris de mer), et les « qu'as-tu là? » (douaniers) font bonne garde.

Vous savez que, pour quelques méchants bouts d'acajou, ils ont fait condamner les fils Abaléa à huit jours de prison et 50 livres d'amende.

Cinquante livres d'amende ! Doué Keas !

Je me demande où ils iront les chercher ».

 

Le vieux convint que c'était honteux :

« Ma mez eo ! ».

Pour lui, tout ce qui venait de la mer appartenait de droit aux riverains.

En vertu de ce principe, il avait pratiqué, toute sa vie, le pillage des épaves.

Il avait même participé à des actes de piraterie, dont il tirait hautement vanité.

Les sinistres maritimes étaient fréquents à l'époque, car la côte du pays Pagan, hachée d'écueils et brouillée de courants, n'était ni balisée ni éclairée.

 

An tad fila un peu de jus de chique et soupira :

« Tant que durera ce vent d'est, il n'y a rien à espérer de la mer » ;

puis il conclut, sentencieux, par ce vieux dicton des naufrageurs :

Avel mad an avel Nord,

A digaz penzé d'ar bord.

 

Le bon vent est le vent du Nord.

Qui pousse les épaves à la côte.

 

Tous hochèrent la tête en signe d'assentiment et leur pensée s'éleva, implorante, vers le maître de la mer,

car ils avaient coutume, en ces vieux temps misérables, d'appeler une tempête fructueuse :

la visite de Dieu.

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Jim Sévellec

Le bon Dieu, cette nuit-là, était justement en train d'exaucer leur prière, sous la forme d'un de ces brouillards denses et glacés, qui rendent la navigation périlleuse sur les côtes de la Manche.

Et le hasard des escales, des jours de planche, des vents, des contre-vents et des marées voulut qu'à cette heure précise passât au large de Keinanen (ainsi qu'on appelait jadis L'Aberwrac'h), un beau trois-mâts carrés de 800 tonneaux, l’Étoile Matutine, battant pavillon hollandais et qui faisait voile vers Hambourg, avec un riche chargement d'huile, de vin d'Espagne, d'oranges et de pièces de tissu.

Et la fatalité fit que le quart de nuit se trouvât confié au deuxième lieutenant, jeune homme présomptueux, qui avait pour principal mérite d'être le neveu d'un des armateurs et qui commit l'imprudence de serrer de trop près une côte qu'il ne connaissait pas, sous prétexte qu'il faisait un beau clair de lune.

Si bien que lorsque la brume accourut du large, épaisse comme une fumée, il n'imagina rien d'autre, après avoir réduit la voilure et installé un homme dans le nid de pie, que de faire réveiller le capitaine.

 

Le capitaine Van Hout dormait, la bouche ouverte, du sommeil béat et profond qui était l'apanage de sa nature réjouie, lorsqu'un matelot vint heurter violemment la porte de sa cabine :

« Monsieur... monsieur... »

 

L'autre grogna, se dressa sur son séant, les yeux vagues, sa chevelure blonde comiquement hérissée en couronne autour de son crâne dégarni et cria :

« Qu'est-ce qu'il y a ? »

— Le lieutenant vous demande, monsieur. Y dit qu'c'est pressé.

— Bon. Je vais tout de suite.

 

Il glissa hors de sa couchette, enfila son pantalon et sa vareuse, rassembla du bout du pied ses pantoufles, égarées sous les meubles et se jeta dehors.

Il eut l'impression, tant la brume était épaisse, que le navire allait manquer sous ses pas.

On n'y voyait pas à deux mètres devant soi.

 

Van Hout frissonna :

« Je n'ai jamais vu pareille mélasse et on gèle avec ça ! »

Fort heureusement, il connaissait son bateau par cœur et, tâtonnant, comme un aveugle,

il trouva l'échelle de la dunette.

Comme il atteignait le dernier barreau, le halo lumineux d'un fanal lui révéla, tout contre lui, le visage effaré du lieutenant.

Il demanda, bourru :

« Alors quoi ? »

L'autre, niaisement :

« La brume, commandant. »

 

Van Hout haussa les épaules :

« La brume... la brume... je vois bien, parbleu !

Savez-vous seulement où nous sommes ? »

 

Le lieutenant expliqua qu'avant l'apparition du brouillard, l’Étoile Matutine venait de ranger l'île Vierge à tribord ;

puis il donna le détail des dispositions qu'il avait cru devoir prendre.

 

Mais le commandant ne l'écoutait déjà plus.

Il s'était précipité vers l'homme de barre :

 

« Qu'est-ce que tu attends pour changer de route, bougre d'idiot ?

Tu veux donc nous f... au plein ? »

 

Le timonier, interdit, invoqua timidement l'autorité du lieutenant.

 

« Le lieutenant est un âne » hurla Van Hout ».

« Gouverne au nord, vers le large, s'il n'est pas trop tard ».

Il pivota sur ses talons :

« Et qu'on sonne la cloche de brume, à toute volée...

Vous m'entendez, lieutenant de mes bottes !... »

 

Il n'eut pas le temps d'achever.

Un choc.

L'Étoile Matutine vibra tout entière comme le soc d'une charrue entamant une roche, talonna lourdement de l'arrière, puis s'immobilisa sur la hanche bâbord.

Elle venait bêtement de s'enferrer sur les récifs qui hérissent, comme des chevaux de frise, au ras de l'eau, la chaussée de Garrek-Hir, au large de Plouguerneau.

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