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Fenêtres sur le passé

1927

Les premiers et derniers vers d'Anatole Le Braz
par Camille Vallaux

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La famille d'Anatole Le Braz a eu l'heureuse idée de réunir, sous le titre de Poèmes votifs,

ses premiers et ses derniers vers :

la courte épopée qu'il écrivit dans ses jeunes ans, sous le titre de Tryphina Keranglaz et sous l'influence visible du Banzaz-Breiz, et les vers que trente ans plus tard, au seuil d'une vieillesse qu'il prévoyait écourtée,

il dédiait à ses souvenirs, à ceux de sa jeunesse comme à ceux de son âge mûr, et surtout à sa Bretagne dont le ciel, les forêts, la mer, les traditions et les légendes n'ont cessé jusqu'à la fin de nourrir sa pensée et d'inspirer son talent.

 

Le Braz n'a pas exprimé toute la Bretagne.

Elle est trop variée et trop complexe pour s'inscrire tout entière dans le domaine d'un seul écrivain, si bien doué qu'il puisse être.

La terre bretonne est si changeante selon les cantons et selon les saisons :

Riante, austère, mélancolique, sauvage comme un désert ou soignée comme un jardin.

Le peuple qui l'habite n'est pas simple, lui non plus :

Tous ceux qui le connaissent s'attachent à lui d'une manière singulière, mais jamais pour les mêmes raisons, et souvent pour des raisons tout à fait opposées.

 

Le Braz a eu tout de même la singulière fortune d'exprimer la Bretagne sous un de ses aspects les plus séduisants et les plus saisissants, où la vérité poétique se rencontre avec la vérité tout court :

Le pays sous un ciel de fin d'été ou de commencement d'automne, tant dans l'Ar-Coat, pays des bois,

que dans l’Ar-Mor, pays de la mer ;

le peuple, lui, vu comme peuple d'ancêtres, prisonnier des traditions et des légendes, hanté surtout par les légendes de la mort, telles qu'au temps de la jeunesse de Le Braz elles se racontaient encore aux veillées ;

peuple du passé dont il a pressenti et commencé à voir la transformation, sans la maudire puisque sans doute il la jugeait inévitable, mais sans la désirer vraiment.

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Lui-même a évolué au cours de ses années, mais juste dans la mesure où la gloire de son pays et sa gloire personnelle ont pu s'en trouver grandies.

Né Celte et parlant breton dès son enfance, il est devenu un des plus délicats écrivains de langue française.

Né et élevé dans le sauvage Ar-Coat, au milieu des bûcherons et des sabotiers, il est de bonne heure descendu vers l’Ar-Mor, et c'est la Bretagne des côtes et de la mer qui lui a valu ses plus grands succès.

Mais il n'a jamais été un fils ingrat de la forêt, il est revenu à elle dans ses derniers jours, et la forêt l'a récompensé en lui dictant ses vers sur sa commune natale, Saint-Servais, des Côtes-du-Nord (Poèmes votifs).

C'est une de ses inspirations les plus réussies.

Je la mets sur le même plan que le Sang de la Sirène, cette nouvelle du pays d'Ouessant et de Molène qui mit autrefois le sceau à la réputation de Le Braz comme romancier de la mer.

Ses vers sur Saint-Servais, ses pages sur Ouessant sont peut-être ce qui survivra de lui de la manière la plus certaine.

Entre la forêt et la mer, vues à peu près sous un même ciel et animées par le même peuple, vers et prose nous donnent le meilleur Le Braz, je dirai même Le Braz tout entier.

 

Je goûte mieux Le Braz, parce que je connais les sites, les paysages et les hommes de l'Ar-Coat et de l'Ar-Mor qu'il a vus et décrits.

Et je m'intéresse davantage à l'Ar-Coat et à l'Ar-Mor, parce qu'ils ont inspiré et guidé le talent de Le Braz.

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Saint-Servais, près de la Forêt de Duault.

J'ai vu autrefois ce village de schistes bleus et de toits moussus, dans un pays bocager et presque dans l'ombre de la forêt voisine, sur une pente où se dégagent vite les horizons, au-dessus de la plaine de Callac.

Aux jours heureux où je parcourais à pied la Basse-Bretagne, en quête de renseignements sur son sol et sur son peuple, j'ai traversé Saint-Servais en compagnie d'Émile Havel, mort depuis héroïquement à Verdun.

C'était un après-midi pluvieux d'août 1904 où le pays tout entier était, sinon dans l'ombre, du moins dans une sorte de clair-obscur où s'estompaient les lointains.

Silence dans ce village, à l'écart et loin de tout, sur les frontières de Cornouaille et du Tréguier.

Autrefois il était animé, nous dit Le Braz, par les pardons batailleurs où les coups de penn baz pleuvaient.

Mais je ne l'ai pas vu un de ces jours-là.

Silence aussi sur les routes, que les autos ne peuplaient pas encore.

Je ne me rappelle pas un autre bruit que celui de la pluie s’égouttant sur les feuilles.

Sauf les jours de foire et de marché, les bourgs bretons, quand ils ne sont pas sur les grandes routes, ont presque toujours cet air désert et abandonné où se révèle un peuple qui ne vit guère d’une vie extérieure.

Je n'ai jamais eu cette impression plus vive qu'à Saint-Servais.

 

Impression de silence, certes, mais non de misère ni de pauvreté.

Celle-ci, nous devions l'avoir un peu plus loin, sur le plateau de granit auquel s'adossent Saint-Servais et Duault, à Maël-Pestivien, tas de chaumines où fumait la tourbe.

Nous n'étions pourtant pas loin du pays aisé de Carhaix et de Callac.

Mais c'est ainsi en Bretagne, ou du moins c'était ainsi alors :

Changement à vue sur un espace de quelques lieues.

 

Le soleil nous revint vers le soir, sur le plateau de Maël-Pestivien.

En illuminant l’horizon, il nous découvrit des hauteurs en forme de coupole vers le nord.

Ces hauteur portant des forêts peu étendues, mais nombreuses :

Beffou, Coat an Noz (Bois de la Nuit), Coat an Dé (Bois du Jour).

Pays de bûcherons, de sabotiers et de charbonniers.

Ce fut le milieu d'Anatole Le Braz, dans son enfance ; il garda toujours, comme ses vers le montrent bien, quelque nostalgie de cette vie rude, simple et libre.

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Anatole Le Braz

C'est l'existence, libre et de plein air, des prêtres de l'arbre, comme il dit, au fond de l'Ar-Coat, qui prépara Le Braz à aimer, sur l'Ar-Mor, ceux qui avaient là une existence rude et saine de même ordre, les marins et les pêcheurs.

Pour écrire le Sang de la Sirène, il alla chez eux, sur le site le plus sauvage de la côte, à Ouessant.

Ouessant, ses îliens et ses îliennes sont maintenant inséparables du souvenir de Le Braz.

N'allez pas chercher dans son livre la brutalité physique et morale si complaisamment décrite par d'autres romanciers.

Non. Le talent de Le Braz a horreur de la brutalité et de la sauvagerie.

Il aime les simples, mais il ne les croit pas nécessairement, parce qu'ils sont simples, enclins à la bestialité.

Il sait que chez les simples il y a souvent, dans l'expression des sentiments, une réserve, une discrétion et une pudeur qui n'existent pas toujours chez des gens en apparence plus civilisés.

Ce sont des Ouessantins et des Ouessantines de ce genre que vous trouverez chez Le Braz :

Vérité partielle, mais vérité tout de même, et du moment qu'elle est vraie, aussi digne d'expression que l'autre, quoique moins faite pour exciter les curiosités malsaines.

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Ceux qui ont lu le Sang de la Sirène auront plaisir sans doute à voir Ouessant telle que l'a décrite Le Braz :

dans les jours déclinants d'octobre, à la veille de la lune de novembre, « la lune des défunts », où marins et pêcheurs sont engloutis par les bourrasques d'automne.

À Ouessant comme ailleurs, Le Braz a obéi à la mystérieuse tendance qui lui fait choisir le déclin des jours et des saisons.

Certes, Ouessant est superbe en tout temps.

Par les beaux jours d'été, ses roches se détachent, nettes et vigoureuses, sur une mer étonnamment bleue ;

la nuit, le puissant pinceau lumineux du phare de Créach se promène sur l'île qu'entoure l'éternelle rumeur

de la houle.

Mais la sauvage grandeur d'Ouessant est plus attachante lors des tempêtes d'octobre, surtout dans la partie de l'île où se déroule le Sang de la Sirène, au nord, vers le Stiff, la baie de Beninou et l'île Keller.

Il n'y a rien de plus farouche sur toute la côte de Bretagne.

Les sentiers de falaise serpentent presque sur des à-pic.

La mer s'engouffre au fond de fissures qui semblent entailler l'île et en préparer l'émiettement.

Côte de fer où seules les barques de pêche se balancent dans les criques :

Les grands bateaux reconnaissent l'île mais se tiennent au large.

Ouessant, sur une des routes maritimes les plus fréquentées du monde, demeure, bien que les touristes y viennent, une de ces terres du passé que Le Braz aimait à décrire.

Moins, sans doute, que lorsqu'il la visita ; elle l'est encore pourtant.

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Camille Vallaux

dans son jardin de Ty Dreo au Relecq-Kerhuon en 1912

Collection privée de Mme Colette Lebour

Le Braz a produit une œuvre durable, qui compte, non seulement dans la littérature régionale bretonne,

mais dans la littérature française.

Les meilleurs de ses vers et les plus belles pages de sa prose ne passeront pas.

Pour bien le goûter, il faut, comme pour toutes les œuvres de terroir, vivre sur le terroir même ou y venir souvent.

Mais il y a chez notre écrivain une force d'attraction assez grande pour faire venir et revenir en Bretagne ceux qui ne connaissent pas le pays ou qui le connaissent mal.

L'œuvre d'Anatole Le Braz n'est pas étrangère à la faveur que la poésie, l'art et le tourisme ont montré à la Bretagne, mise à ce triple point de vue, depuis un demi-siècle, au premier rang des provinces françaises.

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