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Fenêtres sur le passé

1914

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Le collège de Lesneven

On me permettra de les évoquer, au moment où tout cela entre dans le passé,

en adressant un adieu aux compagnons que j'y ai connus.

 

Le plateau de Léon, où est situé Lesneven, à peu près à égale distance entre Brest et Morlaix,

est une des parties les plus tristes de la Bretagne, bien différente de celle du Sud,

de la Cornouaille gracieuse et azurée de Pont-Aven.

 

La ligne de l'horizon, dissimulant plus d'un repli, plus d'un vallon secret,

lui barre le front d'une ride de perpétuel souci.

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Source : Le Gaulois janvier 1914

 

Auteur : Louis Gillet

 

Le collège de Lesneven

 

C'était le dernier collège de l'État gouverné par des prêtres.

 

Il avait réussi, dix ans après la loi de séparation,

à conserver son petit concordat local, valable pour lui seul,

et l'unissant directement à l'Université.

 

Par quel miracle cette situation si originale subsistait, survivait au sacro-saint programme de laïcisation, c'est ce qui ne s'explique que par un prodige

de l'obstination bretonne.

 

En Bretagne, tout dure plus longtemps et change moins souvent qu'ailleurs.

 

Le collège de Lesneven était un exemple frappant de cette ténacité.

 

Son privilège vient d'être supprimé par la Chambre.

 

Cette mort a passé inaperçue dans l'inattention générale.

 

Avec lui, disparaît une des dernières maisons qui eussent leur légende.

 

Ce collège de Lesneven, c'était un peu le bout du monde, une espèce de Sibérie.

 

J'y ai passé, il y a douze ans, une année excellente.

 

J'en ai conservé des souvenirs que je compte parmi les plus précieux de ma vie.

 

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Louis Gillet

Né le 11 décembre 1876 à Paris

Mort le 1 juillet 1943 à Paris

Historien, Académicien

Officier de la Légion d’honneur

Croix de guerre 1914-1918

Tout le pays ressemble à une dalle où dort, dans les longs plis d'une draperie archaïque, taillée dans un granit trop dur, quelque grande figure gisante de Primitif.

 

Mais il se dégage de ces austérités un charme de mélancolie qu'on ne tarde pas à préférer à de plus sensibles délices.

 

Le bourg n'a rien de remarquable.

 

C'est un gros village endormi, composé de quatre ou cinq rues qui vont se perdre dans la campagne et qui, au centre, s'évasent en deux places assez vastes.

 

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Sur celle de l'église se dresse - car Lesneven a son grand-homme - une statue en bronze du général Le Flô,

d'un prodigieux vert grenouille, qui me fait encore rêver à ce précurseur de l'alliance russe.

 

Les jours de marché, c'est-à-dire le dernier lundi du mois, la petite ville s'emplit de blouses bleues, de charrettes,

de coups de fouet, de meuglements de bestiaux toute une chouannerie extraordinaire, faces rasées et chapeaux cirés, surgit de tous les chemins creux, à dix lieues à la ronde car, de son ancienne importance,

la vieille capitale du Léon n'a guère conservé que son rôle de foire.

 

Ce jour-là, les cabarets ne désemplissent pas, et il y a toujours, l'été, sous les ormes de l'église,

la baraque de toile où les filles du pays viennent vendre leurs cheveux pour s'acheter des mouchoirs.

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La nuit venue, tout se disperse, se terre on ne sait où,

et la petite ville retombe dans sa torpeur,

jusqu'au marché suivant.

 

Le collège, bâti à l'extrémité du village,

est un ancien couvent de Récollets, construit au dix-septième siècle, vendu par la Convention comme bien national,

et racheté vers 1830 par un certain abbé Rondeau

pour en faire une maison d'éducation.

 

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C'est un grand bâtiment de grise mine, très nu, aux trois étages de croisées régulières,

une de ces architectures à physionomie spéciale, sentant la caserne et le séminaire,

et fait pour imposer une discipline uniforme à tout ce qui y vit.

 

Deux cours, l'une devant, l'autre derrière, celle-ci suivie d'un jardin, demi-potager, demi-parterre,

avec des allées droites pour la promenade des régents (c'était le nom des professeurs), complètent le tableau, marqué d'une si forte empreinte ecclésiastique.

 

Une vingtaine de maîtres et environ trois cents élèves composent le personnel de la maison.

 

Tout ce monde se lève, marche, se rend à l'étude et aux récréations, à la chapelle, au réfectoire, vit,

agit et se couche au son de la cloche conventuelle, qui tinte les heures rauques au silence de la petite ville.

 

Le principal, M. l'abbé Le Gloanec, me fit paternellement accueil.

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C'était le soir ; son cabinet n'était éclairé que par une lampe.

 

Je me rappelle seulement, au milieu de ces choses confuses,

sa haute personne d’aspect timide, surmontée d'une longue face triste, le long de laquelle le nez semblait

avoir coulé comme une larme de cire.

 

Le corps enseignant comprenait, d'après les accords,

une proportion égale de prêtres et de laïcs.

 

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Les classes supérieures, celle de philosophie entre autres (c'était la mienne),

ne pouvaient être attribuées qu'à ces derniers.

 

Telle était toutefois la teinte de cléricature répandue sur toute la maison, que, dans l'esprit public,

l'élément sacré effaçait, éclipsait complètement le profane.

 

Comment se figurer que le professeur de logique fût autre qu'un théologien ?

 

C'est ainsi que, bon gré mal gré, je passai dans l'opinion pour un ecclésiastique.

 

M. l'abbé Gillet, régent de philosophie, recevait dans son courrier des prospectus de douillettes et autres articles

de confection pour personnes d'Église, des circulaires de placements pour ses économies, des annonces de vins, « garantis pur jus de la vigne », de toute la Gironde, qui tenait spécialement à ce que mes messes fussent valables.

 

Apparemment, j'étais voué à ce genre de méprises.

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Il y a longtemps que je ne fais plus le philosophe à Lesneven,

et je reçois encore, à propos de mes livres, des lettres, et quelques fois d’académiciens, qui me font l’honneur de remercier M. l’abbé Gillet.

 

Ce parfum d'église s'associait, à Lesneven, à une forte saveur rustique.

 

Rien n'y était fade, émoussé ; partout un vigoureux accent de terroir.

 

Le sol des classes était de terre battue, tout le monde allait en sabots, depuis le principal jusqu'au dernier de la classe.

 

Il faisait beau entendre, pendant les « mouvements », six cents semelles

de bois qui tambourinaient à la fois en avalanche dans les escaliers,

et piétinaient le sol des cours.

 

Cette troupe d'apprentis latinistes, et jusqu'au chef du régiment,

rendait un son commun, magnifiquement paysan.

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Des élèves, pas un bourgeois :

tous enfants de la glèbe, fils de petits fermiers, de pauvres cultivateurs, embarrassées encore de la motte natale.

 

À Lesneven, ils venaient se faire dégrossir, s'initier à l'idéal.

 

Un tiers à peu près, en moyenne, se destinait aux ordres.

 

Souvent, le recteur de la paroisse faisait, sur son maigre traitement, les frais de la pension.

 

Mais si tous les élèves, sauf quatre ou cinq exceptions, étaient internes, tous n'étaient pas pensionnaires,

c'est-à-dire assez riches pour payer la pension complète.

 

À côté de ceux-là, qui étaient le petit nombre, il y avait les autres, ceux qu'on appelait les « chambriers ».

 

Le chambrier était un élève au rabais, trop pauvre pour payer comme les riches et qui,

moyennant une somme modique, avait, dans la maison, droit au couvert, au lit et à la chandelle, non à la nourriture.

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Quant aux leçons, elles étaient gratuites :

l'idéalisme breton n'en faisait pas un commence.

 

La famille du « chambrier » lui apportait tous les lundis,

la miche et le morceau de salé de la semaine.

 

Que de fois j'ai vu à la porte la file des bonnes femmes

en coiffes blanches, chargées de leur cabas,

apporter à leur gars sa part de la pitance familiale !

 

C'était quelque chose d'archaïque et de patriarcal.

 

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Des usages immémoriaux réglaient dans la maison le droit de l'élevé pauvre.

 

C'est ainsi que le principal, littéralement marchand de soupe, vendait au chambrier le bouillon où il trempait son pain

et celui-ci, à chaque repas, pour cuire lard et pommes de terre, se servait du fourneau commun.

 

Du reste, je n'ai jamais observé ce qui n'eût pas manqué de se produire dans tout autre milieu plus bourgeois,

disons-le, d'une politesse moins exquise que ce peuple breton nul dédain du riche pour le pauvre,

et chez le pauvre, nulle humiliation de sa condition.

 

Il y avait dans ces mœurs des herbes de culture chrétienne.

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À Lesneven, j'ai vu des clercs du moyen âge ;

j’ai eu l’idée de ce qu’a vu Dante, sur la montagne latine,

chez la gent maigre et scolastique de la rue de Fouarre.

 

Mais toutes ces singularités n'eussent pas suffi sans doute à illustrer

la maison si elle n'avait eu, pour sa gloire,

la fortune de servir de Purgatoire à Sarcey.

 

En 1852, Sarcey, professeur de rhétorique à Chaumont,

refusa à son proviseur de se couper la barbe ;

l'autorité l'envoya se raser à Lesneven.

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Cet acte d'insubordination, et ce qui s'ensuivit, fit quelque bruit

dans le monde de l'Université, sous le second Empire :

c'est comme un pendant à l'histoire de la barbe de Sadragésiles

dans la « geste » de Charlemagne.

 

Le héros de l'aventure nous l'a contée lui-même

dans ses Souvenirs de jeunesse, avec une grâce

qui ne lui est pas accoutumée ;

il est évident que son exil ne lui avait laissé que des impressions charmantes.

 

Quant aux Messieurs de Lesneven, c'était une chose touchante

que de les entendre, de mon temps, s'attendrir sur Sarcey.

 

Au bout de cinquante ans, ils en parlaient encore.

 

C'était le seul contact que ces purs hommes d’Église

n’eussent jamais eu avec quelque chose qui ressemblât

à la gloire mondaine ; ils en étaient flattés.
 

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François Sarcey

Né le 8 octobre 1827 à Dourdan

Décès le 16 mai 1899 à Paris

Professeur de lettres

Critique dramatique

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On voyait bien que, comme Sarcey était un mécréant, ils avaient redoublé pour lui de politesse et de prévenances.

 

Ils se sentaient en force et parfaitement inébranlables dans leur opinion n'ayant rien à redouter de lui,

il ne leur restait plus qu'à l'étonner par leur bonne grâce et leur largeur d'esprit.

 

Cette innocente politique leur réussit au mieux.

 

Sarcey fut émerveillé d'une tolérance à laquelle les fonctionnaires laïcs ne l'avaient pas habitué.

 

Je suis persuadé, pour ma part, qu'il n'y eut jamais tant de vraie liberté d'esprit que dans les régimes de pensée forte et de foi bien établie ;

l'autorité, sûre d'elle-même et de l'assentiment commun, ne songeait point à s'inquiéter de quelques dissidences ; elle n'avait que faire de s'abaisser aux tracasseries et aux vexations des régimes plus faibles,

toujours soupçonneux et alarmés sur la chimère de leurs principes et leur unité.

 

Enfin, Sarcey et Lesneven furent enchantés l’un et l’autre.

 

Depuis cette époque, le collège n’a pas eu, à la vérité, d’hôte aussi fameux que notre Oncle.

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Mais il eut cependant, il y a une vingtaine d'années, un professeur d'histoire qui depuis a fait parler de lui le citoyen Gustave Hervé.

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Au moment de sa déportation, le citoyen Hervé

n'était pas encore le militant du drapeau dans le fumier.

 

Lui aussi, il a conservé de son séjour chez les curés un très bon souvenir.

 

Il l'écrivait, il y a un an, de la Conciergerie, à M. Charles Chassé,

dans une fort jolie lettre que celui-ci a publiée dans le Mercure de France.

​

Tous les mêmes, ces mangeurs de prêtres !

 

Pourtant, M. Hervé à Lesneven, c'était le loup dans le bercail.

 

Lui-même dut être bien surpris de se trouver tout à coup

au milieu des moutons.

 

Ceux-ci, malicieusement, renchérissaient de douceur.

 

La charmante anecdote que celle de l'abbé Colin, le professeur

de belles-lettres, la première fois qu'il vit M. Gustave Hervé !

 

« Que je suis heureux, lui dit-il, de faire connaissance avec vous ! 

Hier, quand vous êtes arrivé, c'était moi qui célébrais la grand'messe,

et au moment de bénir les fidèles, j'ai pensé :

Que ma bénédiction aille tout spécialement à mon collègue d'histoire,

s'il se trouve maintenant dans cette église.

 

Que pouvait dire un sacripant à tant de naïveté, d'ingénue bonhomie ?

 

Il était, malgré lui, radouci et béni.

 

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Gustave Hervé

Né à Brest Recouvrance le 2 janvier 1871

Mort le 25 octobre 1944 à Paris

 

Biographie détaillée

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Charles Chassé

Né à Quimper le 1 janvier 1883

Mort le 30 mai 1965 à Neuilly sur Seine

Écrivain, biographe, journaliste

Agrégé d’anglais, enseignant à l’École navale

Officier de la Légion d’Honneur

Je l'ai connu, cet abbé Colin, une fine tête d'argent, à jolie voix de clavecin,

un abbé de Vert-Vert, d'une gentillesse adorable ;

j'ai connu l'abbé Kéraudel, osseux et long, de taille inflexible,

célèbre pour une réponse pleine de hauteur ecclésiastique

à un inspecteur d'académie, réponse qui lui coûta les palmes ;

et vous, mes chers collègues laïques, Le Rouge, qui n'aviez d'autre tort qu'une affection immodérée

pour les opérettes anglaises, vous surtout, Pierre Yven, cœur d'or, comme votre fleur d'ajonc, qui me fûtes un si bon compagnon dans cent promenades à deux sur les routes et dans les sentiers de votre douce Bretagne.

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Mais je n'entamerai pas le chapitre

des souvenirs personnels ce sont des choses

qui n'ont d'intérêt que pour moi.

 

Je n'ai voulu montrer ici que ce qui méritait d'intéresser

le public à mon vieux collège de Lesneven.

 

C'était un endroit singulier, celui où l'on pouvait voir la foi la plus antique et la libre-pensée, sans concession indigne, voisiner, vivre ensemble, avec mille égards

pour les personnes, avec estime

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et même avec quelque amitié, où l'on pratiquait aisément la charité, le respect pour les opinions,

où les querelles faisaient trêve, où la douceur était la règle envers autrui.

 

Je le regarde comme le dernier asile de la courtoisie et de la paix, des bonnes mœurs intellectuelles.

 

Cela sentait encore son grand siècle, les belles manières sacerdotales, avec une saveur plus ancienne encore,

une pointe de moyen-âge qui en relevait le goût…

 

Et maintenant, cela n'est plus.

 

J'ignore ce que la cause de l'enseignement et les idées y ont gagné ;

mais il y aura désormais en France un moins d’originalité.

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