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Fenêtres sur le passé

1895

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La légende de la mort en Basse-Bretagne

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Source : La Dépêche de Brest 25 novembre 1895

 

La légende bretonne est aussi touffue que la forêt de Brocéliande.

Les « folk-loristes » ont beau y faire d'incessantes coupes, nombreux sont encore

les taillis inexplorés où, comme au temps de Merlin, la chantante âme celtique s'épanouit en fleurs d'amour et de mort.

Au coin de l’âtre où les rouets sont devenus rares, des lèvres scandent encore,

quand la lande frissonne sous le vent âpre des mois noirs, les chansons de naguère.

« Quand j'étais jeune, a dit le barde, je chantais ; devenu vieux, je chante encore. »

La Bretagne est comme Gwic'hlan aux yeux crevés ;

elle a vieilli, mais elle chante toujours.

 

Parmi ceux qui écoutèrent d'une oreille finalement attendrie la primitive chanson

des aïeux et qui cherchent autour d'eux la survie des anciennes croyances,

après les « La Villémarqué » et les « Luzel », il n'en est pas de plus attachant que

« A. Le Braz », à qui l'Académie vient de décerner un prix de 500 francs

pour sa Légende de la Mort en Basse-Bretagne.

Attachant, Le Braz l'est, certes, et doublement.

Il l'est d'abord par son profond amour de la terre bretonne ;

il l'est encore par son talent souple et délicat qui traduit avec une intensité émue

et un rare bonheur les âmes et les visages.

Qu'il pèlerine au pays des pardons ou qu'il visite ceux de la côte ou des îles,

il marque d'un trait, où la sincérité s'enveloppe de tendresse, les êtres et les choses.

 

Toutes ces qualités, on les retrouve en cette Légende de la Mort, que l'Académie, qui distribue quelquefois plus mal ses lauriers, vient de couronner.

C'est un simple recueil de légendes cueillies, au cours des veillées, dans le Trécor, le Goélo et le Quimpérois.

Mais de cette gerbe, lourde d'ailleurs, se dégage un inexprimable charme.

L'art est ici dans la présentation, dans la reconstitution de la forme primitive.

 

C'est la chanson de la Mort que chantent toutes ces légendes,

réunies comme les grains d'un chapelet.

Cependant, encore qu'elle conserve son inéluctable frisson d'épouvante,

la Mort n'y apparaît pas avec l'horreur des tudesques danses macabres.

Holbein n'a rien à voir ici.

Le constant souci de l'au-delà du sépulcre, qui comme l'a dit justement Renan,

est une des caractéristiques de la race celtique, le sentiment inné de la fragilité,

de l'existence, la font apparaître mystérieuse et troublante, mais familière, presque maternelle et parfois ironique.

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L'Ankou, l'ouvrier de la Camarde, qui court la nuit les mauvais chemins

sur sa charrette aux essieux grinçants, est en effet constamment mêlé à la vie.

Les intersignes le rappellent à chaque instant du jour.

Il se fait rendre de petits services par le téméraire assez audacieux

pour oser l'approcher.

Il force un jeune homme de Trézelan, à lui couper une branche de noisetier

pour réparer la cheville de l'essieu de sa charrette qui vient de casser.

Il assiste à des repus de noces.

Il trouble la nuit d'un nouveau marié qui a eu le tort de coucher avec sa femme

avant que l'Église n'eût consacré l'union.

Il rapporta même une quittance au créancier d'un défunt dont le fils,

mauvais payeur, niait la dette.

 

Il ne faut cependant pas plaisanter avec l'Ankou, car il se venge terriblement.

Liza Rostrenn, pour ne citer que ce fait, était la plus jolie fille de la paraisse du Faouet, mais elle était coquette et d'humeur plaisante.

Voulant faire une farce à son fiancé, elle fait la morte.

On prétend que ça porte malheur, lui dit la petite Foll, sa servante.

Liza n'en tient aucun compte.

Elle s'étend sur la table de la cuisine, un drap sur son corps.

Loll ar Biz, le fiancé, arrive.

C'est jour de tristesse, lui dit malicieusement la petite servante, qui joue la comédie, allez donc voir ce qu'il y a sous ce drap.

Il y va et recule épouvanté.

Liza Rostrenn était réellement morte, morte pour avoir voulu jouer avec la mort.

Et le conteur, un piqueur de pierres de Port-Blanc, ajoute :

« Il est probable que son fiancé s'est consolé à la longue.

Mais la petite servante en resta folle. »

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Comme le fait justement remarquer M. Marinier dans une intéressante introduction qui ouvre le volume, la plupart des trépassés sont, dans la légende bretonne,

des demi-vivants, des âmes restées à mi-chemin de la mort.

Cette conception matérielle de l'âme apparaît dans les croyances

et les usages funéraires.

Il ne faut pas laisser le trépied sur le feu parce que les morts, qui ont toujours froid

et qui se glissent la nuit jusqu'au foyer pour se chauffer,

pourraient se brûler en s'asseyant.

Le soir de la toussaint on sert aux morts un repas composé de lait caillé,

de crêpes chaudes et de cidre.

Les exemples sont nombreux, et les citer nous mènerait trop loin.

 

Livre singulièrement captivant, en somme, en sa mélancolique et fruste grâce que cette Légende de la Mort.

Il faut savoir gré à Le Braz d'avoir sauvé de l'oubli ces récits populaires, où passe, comme en ses autres œuvres, l'âme chantante et doucement triste de la Bretagne.

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Anatole Le Braz

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Holbein

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