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Fenêtres sur le passé

1879

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Une visite à l'île d'Ouessant

Source : Le Finistère août 1879

 

Une visite à l’île d’Ouessant

 

Un de nos amis de Brest nous a fait parvenir, il y a huit jours, l'intéressante lettre que voici :

 

Brest, le 6 août 1879

 

Monsieur le Directeur,

 

Grâce à la bienveillance de M. le capitaine de frégate Baron, commandant l'aviso à vapeur le Souffleur,

j'ai pu me joindre à l'excursion que vient de faire à l'île d'Ouessant M. le Préfet du Finistère.

 

Sur cet élégant et confortable bâtiment, mis gracieusement à sa disposition par M. l'amiral Bourgois,

M. le Préfet maritime, prenait donc place, à sept heures du matin, M. le Préfet du Finistère,

accompagné de MM. les Sous-Préfets de Brest et de Châteaulin, de M. l'Inspecteur d'académie,

de M. Porcheron, conseiller de préfecture, de M. Vallée, chef du cabinet, et de votre serviteur.

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La mer était houleuse, et les vagues très respectables

que fendait la proue du navire inondaient

parfois le pont de leur écume ;

mais, malgré un roulis fort accentué, le Souffleur continuait facilement sa route dans le Goulet,

où il filait bientôt ses dix nœuds, vitesse très appréciable, puisque nos meilleurs vapeurs ne dépassent pas 40 nœuds dans les meilleures conditions possibles.

 

En sortant du Goulet, et après avoir dépassé

la pointe Saint-Mathieu et sa vieille abbaye,

le coup d'œil était vraiment admirable.

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Cette mer sauvage et écumante, hérissée de rochers ou cailloux, à fleur d'eau, sur lesquels elle se brise

en hautes colonnes blanchâtres, ces îles perdues à l'horizon et y découpant des profils bizarres,

cette immensité de l'Océan, et cet éternel et morne mugissement des flots,

tout nous rappelait ces vers magnifiques de notre poète national, Oceano nox (*), et nous en trouvions, hélas !

une lugubre application sur notre route.

 

A notre gauche nous apercevons, sur un rocher près de l'île Molène, un magnifique steamer échoué,

et conservant sur son lit de sable, où il git désarmé, l'apparence de son ancienne puissance.

 

C'est le Cordova, bateau anglais de 4,200 tonneaux, naufragé le 30 juillet,

et dont le Souffleur a conduit les passagers, tous sains et saufs, à Brest, le 1 août.

 

Plus loin, près d'Ouessant, sur la roche Pénarland, le vapeur belge Louis-David, de 890 tonneaux,

a sombré dans la nuit du 3 août : 21 hommes ont disparu, 8 seulement ont pu être sauvés

par les habitants d'Ouessant, coutumiers de ces héroïques dévouements.

 

Nous apercevons, sortant de l'eau, les extrémités des deux mâts où les naufragés se sont réfugiés

en attendant du secours, taudis que leurs compagnons, surpris pendant leur sommeil,

ne se réveillaient que dans une mort horrible.

 

Dans quelques jours les flots auront emporté ces dernières épaves,

et rien n'indiquera plus qu'il y a là un vaisseau englouti et des cadavres !

 

Les environs d'Ouessant sont fertiles en lugubres souvenirs, et nous nous rappelons le vieux proverbe breton :

Qui voit Belle-Île voit son île ;

Qui voit Groix, voit sa joie ;

Qui voit Ouessant, voit son sang.

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N'ayant pu aborder l'île par la baie de Lampaul

(la mer de ce côté ne nous eût pas laissé un accès facile),

nous débarquons dans la baie du Stiff, où le Souffleur

trouve un paisible mouillage, au N.-E. de l'île.

 

Après avoir traversé Ouessant dans toute sa largeur,

nous arrivons enfin à Lampaul, situé au sud-ouest,

chef-lieu de la commune, où M. Stéphan, maire,

accompagné de son adjoint, présente à M. le Préfet

le conseil municipal, le juge de paix, le médecin, etc.

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Nividic

Photo Étienne Valois

Il se félicite de la présence dans l'île des plus hautes autorités du département, et il fait remarquer que,

pour la première fois, Ouessant reçoit la visite officielle du représentant du gouvernement dans le Finistère.

 

M. le Préfet dit que, depuis sa récente arrivée dans le département, il désirait visiter l'île d'Ouessant,

et qu'il est profondément heureux d'avoir pu le faire et touché de l'accueil qu'il y reçoit.

 

Après avoir adressé quelques paroles sympathiques au conseil municipal, il s'informe avec la plus vive sollicitude

des besoins de l'île, et des améliorations de tout genre qu'il serait urgent d'apporter aux divers services, particulièrement au point de vue postal.

 

La situation de l'île est en effet digne du plus grand intérêt :

la population s'élève à 2,300 habitants qui vivent pour la plupart des produits de leurs pêches.

 

Cette année a été malheureusement infructueuse, et il y a aujourd'hui de grandes misères à secourir.

 

Tandis que l'île de Sein, que l'île de Molène sont exemptées de toute imposition.

 

L’île d'Ouessant doit à sa coûteuse prérogative de canton d'être assimilée au régime commun,

alors qu'elle ne participe guère aux avantages du continent,

bien qu'astreinte aux mêmes obligations de service militaire et maritime.

 

M. le Préfet a enregistré les justes demandes de M. le Maire d'Ouessant,

et l'on peut dire que ces populations, foncièrement honnêtes et laborieuses,

ont puisé dans la visite de l'éminent administrateur des espérances pour un avenir meilleur,

et de précieux encouragements à compter sur la sollicitude du gouvernement républicain.

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Les écoles de l'île sont matériellement bien installées et comptent

de nombreux élèves des deux sexes qui, malheureusement,

ne les fréquentent guère que pendant trois ou quatre ans.

 

Elles sont dirigées par des frères et par des religieuses.

 

Nous avons assisté à la visite des autorités,

et nous avouons en être sorti attristé.

 

Sans vouloir insister trop sur ce point délicat, nous avons vu qu'il y avait beaucoup à faire sous le rapport des méthodes,

des ouvrages suivis, d'une sûre initiation aux principes féconds

de l'instruction française et libérale.

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Moutons à Pen Arland

Photo Hervé Inisan

L'église d'Ouessant a été reconstruite complétement il y a quelques années sur les plans

de l'éminent architecte de Brest, M. Tritschler : elle est surmontée d'un élégant campanile dont les trois cloches

ont salué, par de joyeuses volées, l'arrivée de M. le Préfet.

 

En retournant ensuite vers le Souffleur et la baie du Stiff, nous considérions avec curiosité cette île placée à l'extrémité occidentale de la France, et dont les mœurs, les productions et les habitations mêmes

semblent un curieux anachronisme.

 

Les chevaux et les moutons y sont de très-petite taille et nous rappellent les races de la Laponie et du Groenland :

on y élève du reste annuellement plus de 6,000 moutons.

 

La terre n'y semble pas de qualité inférieure :

elle atteint dans l'île des prix assez élevés, jusque quatre ou cinq mille francs l'hectare.

 

Détail curieux, il n'y pas un seul arbre dans toute l'île ;

mais cette absence complète de végétation et de verdure n'empêche pas la terre de produire des céréales,

des pommes de terre en assez grande abondance, etc.

 

Les maisons, quoique bâties presque exclusivement en grès, sont assez sèches ;

l'île, du reste, qui a seize kilomètres de tour, s'élève beaucoup au-dessus du niveau de la mer.

 

Elle est signalée au loin par deux phares de premier ordre, placés aux pointes nord et nord-est de l'île ;

il y a un sémaphore relié au chef-lieu par un fil télégraphique.

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Les femmes d'Ouessant portent un costume très-original d’étoffe noire ;

leur coiffure est plate et rappelle les coiffes italiennes,

d'où les cheveux, sans lien ni tresses, s'échappent et pendent sur les épaules

de toute leur longueur.

 

Quelle solitude pourtant dans cette île, située à dix lieues du littoral,

où les hivers sont terribles,

et où les tempêtes règnent presque continuellement.

 

Aussi tous les Ouessantais sont marins et pilotes, en naissant pour ainsi dire.

 

Montés sur de frêles embarcations, ils vont bien loin chercher les navires

qui ont besoin d'être guidés dans ces parages si dangereux ;

et, lorsqu’un bâtiment est en perdition,

ils bravent encore les flots pour sauver les naufragés.

 

Aussi avons-nous été heureux de voir M. le Préfet rendre l'hommage

qu'ils méritaient à ces braves et excellents insulaires

si déshérités de la nature et si dignes d'intérêt,

qui l'ont prié d'être près du gouvernement l'interprète de leurs vœux

et de leurs besoins, en même temps qu'ils l'assuraient de tout leur dévouement.

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Les Ouessantais ont aussi chargé M. le Préfet de témoigner à M. l'amiral Bourgois, leur préfet maritime,

nommé conseiller d'État, les regrets qu'ils éprouvaient de son prochain départ.

 

Le retour du Souffleur à Brest s'est effectué sans incident, par une mer admirable que le soleil irisait de ses rayons,

et qui avait cette fois toute la gaité et la poésie lumineuse qui lui manquaient à notre traversée du matin.

 

Impossible de rendre l'aspect de ces îles baignées de lumière,

et découpant leurs silhouettes éclairées sur un horizon de vagues écumantes et de flots bleus,

et l'impression du continent grandissant dans un lointain brouillard, avec ses milliers de points brillants,

ses phares, ses rochers, ses anfractuosités ...

 

Devant ces spectacles grandioses de la nature, nul ne saurait rester insensible à un enthousiasme mêlé de respect.

 

À 9 heures du soir le Souffleur entrait en rade de Brest, après une traversée de 34 milles accomplie en trois heures,

au milieu d'une véritable illumination, qui joignait aux clartés de la lune ses feux de couleurs variées.

 

Lorsqu’en effet un navire de guerre entre dans un port, les navires qui s'y trouvent hissent en tête de leurs mâts, outre leurs fanaux habituels, ce que l'on appelle les feux de position,

destinés à renseigner sur leur emplacement le bateau qui arrive.

 

La flotte cuirassée, en ce moment en rade de Brest, avait obéi à ce règlement,

ce qui produisait dans l'obscurité de la nuit le plus charmant effet.

 

Nous étions à Brest et nous n'avons pas encore, au moment où nous vous transmettons ces rapides impressions, oublié les émotions et les satisfactions d'une excursion aussi utile qu'agréable.

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(*) Oceano nox

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